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Points de vue

Le regard de l'appartenance

Jacques Dufresne

 

Le regard n'est pas un phénomème exclusivement biologique. Il est déterminé par la culture... et il se cultive. Il fut un temps, celui de Dante et de Béatrice, celui de Ronsard aussi, où il pouvait chasser le mal:

''Il ne faut s'ébahir, disaient ces bons vieillards
Dessus le mur troyen, voyant passer Hélène,
Si pour telle beauté nous souffrons tant de peine :
Notre mal ne vaut pas un seul de ses regards.''

Le sentiment d'appartenance est tributaire de cette culture du regard

L'appartenance, ce lien vivant, est un rapport au réel, (au monde, à la communauté, aux écosystèmes, aux éléments ) où les sens jouent un rôle déterminant. Ce qui soulève la question suivante: avons-nous sur nos sens, sur notre vue en particulier, un pouvoir nous permettant de l'orienter vers l'appartenance?N'est-ce pas la rencontre qui crée la communauté, n’est-ce pas le regard qui crée la rencontre? Y a-t-il une manière de regarder qui favorise la rencontre et le sentiment d’appartenance authentiques et qui, en outre, peut s’apprendre?

Pour répondre à une telle question, il faut en soulever une autre. Le fonctionnement de nos sens est-il un phénomène exclusivement biologique ou un phénomène biologique marqué par la culture et l'histoire. Si nos yeux sont, à quelques détails près, les mêmes que ceux de nos ancêtres de l'antiquité ou du Moyen Âge, s'ensuit-il que que les modalités de notre regard sont les mêmes?

Non répond Ivan Illich au terme d’une incursion fascinante dans l'histoire des régimes scopiques, terme savant équivalant à modalités du regard. L'évolution des régimes scopiques jette un éclairage essentiel sur notre rapport au réel. Illich distingue quatre régimes évoluant vers une activité décroissante du sujet et une importance croissante de l'image. Nous nous arrêterons au premier et au dernier: le régime classique et le régime du show. Dans le cadre du régime classique qui caractérise une longue époque s'étendant de l'antiquité au Moyen Âge, le regard s'apparente au toucher. On peut le comparer à un bras extensible et rétractile pouvant toucher l'objet visé et en ramener l'image dans l'oeil.

Une variante de cette interprétation précise que celui qui regarde émet un rayon visuel en direction d'un objet, d'une personne, d‘un visage. «Le regard y rayonne de la pupille pour embrasser un objet, se fondre avec lui.» Éros est au cœur de ce mouvement; certains auteurs qualifient la pupille d’érectile. Euclide présentait cet élan sous la forme d‘un cône dont la pointe devait coïncider avec l'objet. Retenons que le regard ainsi vécu et conçu est un |acte ayant des effets réels: un regard peut être assassin au sens le plus concret de ce terme; il peut aussi être amoureux au point de donner a la personne qui en l'objet le sentiment d'être recréée par lui. Illich avoue qu'il lui .était difficile de faire comprendre cela à ses étudiants de sciences médiévales: « Ils ont bien de la peine à saisir pourquoi soeur Diane de Vérone pouvait embrasser de ses chastes regards frère Jourdain de Saxe.»1 Retenons aussi que l‘homme est maître de son regard, comme il est maître du mouvement de ses bras et qu'il doit l'éduquer, apprendre à le faire servir au respect d'autrui, à la recherche de cette beauté qui éveille l'amour, l‘attachement.

«Il est devenu difficile, poursuit Illich, d'évoquer cette maîtrise du regard ou de comprendre une vision bien éduquée comme un élément de la vertu: l'homme moderne saisit mal qu‘il puisse y avoir un bon et un mauvais usage des yeux.»2 Surtout pour ces étudiants «qui s'imaginent avoir le crâne équipé d'un caméscope binoculaire et ne peuvent concevoir la formation du regard qu'en termes d'amélioration technique de leur rythme de digestion digitale.»3

Plusieurs ont compris qu'on devient ce qu'on mange et ils se détournent du junk food, Il semble plus difficile de comprendre qu'on devient ce qu'on voit et qu’il faut détourner son regard des junk sights.

Nous ne sommes pas entièrement responsables de cette situation. Nous naissons dans un régime scopique, celui du show, où le regard s'apparente au scannage. Actif chez nos lointains ancêtres, notre regard accueille passivement la lumière et l'image; sa passivité est telle qu'il se laisse violer sans s'en apercevoir. Il est indifférent aussi bien à ce qu'il regarde qu'à la façon dont il regarde. Il est cependant en mesure d'apprécier la perfection technique des appareils qu’il utilise pour accroître sa puissance

lllich n'hésite pas à associer le regard classique à la civilisation, ce qui permet de deviner les craintes que lui inspire le nouveau régime scopique. Mais, conclut-il, tous les régimes scopiques demeurent possibles. Rien ne nous contraint à renoncer à l'éducation du regard, tout nous invite au contraire à l'entreprendre avec détermination: «Tout comme la science ancienne de l'optique, en nous avertissant des pièges ou pouvait tomber notre rayon visuel, visait une vision vertueuse, il me semble que l'optique moderne devrait en faire autant: faire voir ce qui se joue quand on fraye couramment avec les séduisantes non-entités que la réalité virtuelle multiplie sans fin autour de nous, et comment cela influe sur nos contacts avec autrui. »4

Évoquant la contemplation d'une icône, dans le cadre d'un régime scopique proche du régime classique, il précise ainsi sa pensée. «L'icône était considérée comme un seuil vers une réalité supérieure à laquelle seule la foi pouvait mener; l'espace virtuel nous requiert de regarder dans un non-lieu inhabitable. L'icône, dirais-je, cultive ma capacité à voir la misère d'un bidonville, ou à être présent dans un autobus ou quand je marche dans New-York: je puis projeter vers mon regard, une lumière venue de l'au-delà sur ceux avec qui je suis en contact. La pratique du domaine virtuel, à l'inverse, m'invite à voir chez les autres ce qui est virtuel et désincarné; ils deviennent, pour ainsi dire, de simples portemanteaux pour la "programmation" abstraite que j'apporte a ces rencontres.»5

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Notes

1. Ivan Illich. La perte des sens, Fayard. Paris 2004, Surveiller le regard à l'heure du show, Conférence inaugurale de la grande rencontre internationale d'Interface qui s'est tenue à Hambourg le 19 janvier 1993, p,205
2. Ibid., p. 168
3, Ivan Illich et David Cayley, La conception du meilleur engendre le pire, Actes Sud 2007, p.156.
4. Ibid, p. 168
5, Ibid, p. 168
 

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Jacques Dufresne

L'éditeur de L'Encyclopédie de L'Agora analyse l'actualité à travers le thème de l'appartenance.
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