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Points de vue

Pro vie, Pro choix : dos à dos

Jacques Dufresne

 

Une même démesure, associée au même choix individuel, est à l'origine de la position des pro vie et des pro choix. La divergence n'est qu'une question d'accent.

Il y a vingt-cinq ans, on pouvait encore croire que l'eugénisme en tant que tel, pouvant aller jusqu'à l'élimination de personnes indésirables, était l'objet d'une réprobation universelle. Il est devenu clair maintenant que c'est l'eugénisme étatique et coercitif qu'on rejetait et non l'eugénisme en tant que tel. 1 Quand il repose sur un choix individuel, l'eugénisme est désormais une chose non seulement admise, mais banale, et même légale et encouragée dans plusieurs pays. Le recours à l'avortement dans les cas de trisomie 21 avérée illustre bien cette tendance. En France, par exemple, la chose se produit dans 90% des cas.

Puisque c'est le choix individuel qui légitime l'eugénisme, c'est sur lui que doit d'abord porter le débat. À ce niveau fondamental, on constate que l'on doit renvoyer les pro vie et les pro choix dos à dos et on établit ainsi les bases d'une réconciliation. La campagne électorale américaine de l'automne 2008 a été très instructive à ce propos. Les États-Unis sont sans doute le pays au monde où, en cette matière, la division est la plus profonde et la plus manifeste. Les divergences de vue qui existent ailleurs y sont magnifiées jusqu'à la caricature et offertes en spectacle au reste du monde. D'où le fait qu'on soit tenté de les prendre en exemple dans une réflexion à laquelle on veut donner une portée universelle.

Du côté démocrate, on a pris position en faveur de l'avortement et indirectement de l'eugénisme, en adoptant le principe du choix éclairé de l'individu. Cette position, consistant à substituer le choix individuel au respect de la vie comme fondement du jugement, entre toutefois en contradiction avec une autre position très ferme des démocrates: le respect de la nature et de ses équilibres dans la perspective du développement durable. Contradiction semblable du côté républicain: Sarah Palin se présente à la télévision avec, dans ses bras, un petit enfant touché par un handicap intellectuel, dont la survie aurait dans l'autre camp, été subordonnée aux choix individuels. La même Sarah Palin ne cache toutefois ni ses fusils de chasse, ni ses peaux d'ours et elle défend avec conviction l'American way of life dans ce qu'il a de plus hostile à la nature et par suite à la vie, y compris la vie humaine. De part et d'autre, on est à la fois pour et contre la vie, mais il ne s'agit pas de la même vie. On révère le choix individuel, mais on n'en fait pas le même usage dominant, les uns voulant d'abord assurer leur plan de vie, les autres voulant d'abord réaliser leur plan de domination de la nature.

Parmi les démocrates, nombreux sont ceux qui sont également attachés à la vie des enfants touchés par un handicap. De leur côté, les républicains ne sont pas tous indifférents aux espèces menacées, à leur environnement et à la qualité de l'air qu'ils respirent. Le tableau symétrique que nous dressons a donc ses limites ; il est tout de même suffisamment conforme à la réalité pour qu'on puisse l'utiliser pour mettre en relief la cause commune aux deux positions: la démesure.

La démesure devrait être pour nous la chose la plus facile à comprendre et à définir. Elle est partout autour de nous et en nous: démesure de l'athlète qui met l'intégrité de son corps en péril pour abattre un record ; démesure de l'industriel de l'agriculture qui provoque l'érosion et la mort lente de l'humus pour accroître temporairement sa production ; démesure de l'automobiliste dont le véhicule dépense dix fois plus d'énergie que ne le requiert l'usage qu'il en fait, etc. Toujours plus, toujours plus vite! C'est la démesure de signe PLUS. Mais il y aussi une démesure de signe MOINS. Toujours moins de contraintes, de responsabilités, d'obligations. Et toujours, quel qu'en soit le signe, la démesure balaie les obstacles qu'elle rencontre. C'est pourquoi le choix individuel, indépendant de toute loi naturelle ou divine, est son allié.

Est-ce là un trait de la nature humaine ? C'est ainsi que certains interprètent spontanément l'histoire d'Adam et Ève. Au paradis terrestre, ils jouissaient de tout, mais ce n'était pas assez. Hors de l'homme, la mesure semble être la règle. L'expansion d'une plante est limitée par la nature du sol, par d'autres plantes, par des insectes, des mammifères. Les animaux les plus évolués, y compris les oiseaux, ont un territoire, des rites et des rythmes qui sont aussi des limites. Mais voici une exception intéressante. Donnez libre accès aux réserves d'avoine à des chevaux, ils en mangeront jusqu'à en mourir. Seul saura se limiter à ses besoins, tel petit cheval ressemblant à un poney ou un âne, probablement parce qu'il est plus près de l'archétype sauvage de son espèce. L'homme serait-il un animal dégénéré ? Serait-ce la cause de sa démesure ? Au XXe siècle, une grande école philosophique allemande, celle de Theodor Lessing, a adopté cette thèse.

La démesure inquiétait à ce point les philosophes grecs, qu'ils l'identifiaient au mal sous le nom d'hybris. Ils comparaient le désir à un tonneau sans fond, ce qui l'amenait à assimiler la vie humaine au châtiment imposé aux Danaïdes. Pour avoir trompé leur mari, ces jeunes femmes furent condamnées à verser de l'eau éternellement dans un tonneau sans fond. L'historien Thucydide, après avoir observé et analysé de nombreuses guerres, écrivait: «Nous croyons, par tradition au sujet des dieux, et nous voyons par expérience au sujet des hommes que toujours, par une nécessité de nature, tout être exerce tout le pouvoir dont il dispose.» Simone Weil a donné son plein relief à cette pensée par ce commentaire : «Comme du gaz, l'âme tend à occuper la totalité de l'espace qui lui est accordé. Un gaz qui se rétracterait et laisserait du vide, ce serait contraire à la loi d'entropie. Ne pas exercer tout le pouvoir dont on dispose, c'est supporter le vide. Cela est contraire à toutes les lois de la nature : la grâce seule le peut.»

Ce qui, jusqu'à ce jour, a permis à l'humanité de survivre à ces lois, ce fut, plus que la grâce, la limite des moyens techniques dont elle disposait. La science et la technique ont aboli cette limite. L'appétit illimité de pouvoir disposait enfin de moyens techniques eux-mêmes perfectibles à l'infini. Voilà pourquoi la bombe atomique a suscité une telle terreur dans l'humanité. Voilà pourquoi aussi le réchauffement climatique suscite la même terreur. Nous sentons tous qu'il y a de la démesure dans le fait d'avoir extrait en cent ans le pétrole que la vie a mis des centaines de millions d'années à accumuler. Nous savons aussi que la démesure entraîne la Némésis, cette revanche de la nature quand la limite a été dépassée.

Nous disions que le choix individuel est l'allié de la démesure, du moins s'il est érigé en absolu, s'il s'exerce en l'absence de toute soumission à des lois transcendantes, naturelles ou divines. Observons les enfants, ils ont été créés à notre image. Entre le jouet qu'ils choisissent et le désir qui les gouverne l'adéquation est parfaite. Il est clair dans leur cas que le choix est le masque du désir et que c'est de ses désirs que l'homme est esclave avant de l'être d'une autorité ou d'une loi, naturelle ou divine. Voilà pourquoi, dans la grande tradition philosophique, la liberté sera associée à la connaissance et à des principes transcendants plutôt qu'au choix. Pour Descartes, la liberté d'indifférence, ce qu'on appelle choix individuel aujourd'hui, est le plus bas degré de la liberté. Pour Spinoza, on croit faire un choix libre parce qu'on ignore les causes qui le déterminent.

Cette tradition est toujours vivante, même en Amérique du Nord, où l'on confond si facilement la fin ultime, le bonheur, avec la satisfaction du désir infantile. Elle y est toutefois marginale, par rapport à la philosophie officielle du droit au bonheur par la satisfaction illimitée du désir-choix. Loin de rompre avec cette philosophie, Barack Obama, aura été l'un de ses plus éloquents défenseurs: «nous ne laisserons ni des États hostiles (qui contrôlent le pétrole), ni le terrorisme, ni les changements climatiques mettre un frein à notre droit fondamental de poursuivre la quête du bonheur.»

La technique s'ajustant à tous nos désirs pour les satisfaire encore davantage, et le choix étant toujours au service du désir, l'occasion de la démesure, de signe Plus ou de signe Moins, est omniprésente dans nos vies. C'est la technique qui permet de recourir à une mère porteuse pour mettre au monde un enfant qu'une autre femme a conçu sans vouloir ou sans pouvoir le porter. Démesure de signe Plus! C'est la même technique qui permet d'empêcher la naissance d'un enfant trisomique. Démesure de signe Moins !

Source de toutes nos richesses, cette combinaison du désir/choix et de la technique nous apparaîtra aussi comme la cause de tous nos malheurs au fur et à mesure que l'inévitable Némésis se fera sentir. Elle se fait déjà sentir de façon inquiétante, par le réchauffement climatique, la pollution de l'air et de l'eau, qui devient aussi de plus en p lus rare, par les poisons chimiques de tous genres qui se répandent dans l'environnement.

Nous disions au départ qu'en ramenant le débat pro vie pro choix jusqu'à celui, fondamental, du choix individuel et de la démesure dont il est indissociable, nous établissions la base d'une réconciliation. Une telle réconciliation supposerait un retour à la mesure, un consentement à la limite qui s'appliquerait à tous les aspects de notre vie et nous conduirait au respect de toutes les formes de vie. Si nous rejetons aujourd'hui l'enfant imparfait, c'est, au fond, parce qu'il nous ramène douloureusement à une limite que nous avons appris à détester et à repousser dans tous les domaines. Dans un contexte différent, où nous nous réjouirions de vivre dans des limites, où nous aurions compris que le véritable infini se trouve à l'intérieur des limites, le même enfant nous apparaîtrait comme le symbole même de notre réconciliation avec la nature et nous l'aimerions encore davantage pour cette raison.

Conversion impossible sans la grâce, disait Simone Weil. Ce n'est pas une raison de désespérer. Les raisons d'espérer sont nombreuses. De plus en plus de gens sont frappés par l'absurdité d'une vie vécue dans l'obsession du toujours plus de ceci et du toujours moins de cela. Dans les grandes villes, on voit de plus en plus de gens heureux de se priver d'une voiture ou de refuser une promotion pour pouvoir consacrer plus de temps à leur famille. On est aussi témoin dans le domaine de l'agriculture d'un rapprochement entre les consommateurs et les producteurs, ce qui indique un resserrement de la vie à l'intérieur de limites dans l'espace. Le seul fait de chercher son plaisir dans un bon repas entre amis plutôt que dans une performance accrue, indique une prometteuse conversion de la quantité à la qualité. Il y a même parmi les chercheurs de nombreux partisans de la décroissance. À côté d'une élite d'arrière-garde qui veut toujours aller plus vite, il en surgit une nouvelle qui a le culte de la lenteur, autre façon de passer de la quantité à la qualité. La fin de l'histoire, si elle doit être belle, devra s'accomplir sous le signe d'une réconciliation volontaire avec une nature dont nos ancêtres avaient certes respecté les limites mieux que nous, mais sans avoir eu le mérite de le faire par consentement.


Notes
1-
Sur le plan philosophique, le passage en douceur de la réprobation de l'eugénisme d'état à l'approbation de l'eugénisme individualisé est l'un des tours de passe-passe les plus frauduleux qu'on puisse imaginer. Quoi? Ce qui fut un crime horrible commis par l'État d'Hitler, aurait été une bonne action si le choix avait été fait par Hitler-en-tant-qu'individu, et si le même Hitler-en-tant-qu'individu s'était limité à prêcher par l'exemple? Cela revient à dire que ni la nature, ni la réalité en général, ni Dieu pour ceux qui croient en lui, n'entrent dans la détermination du bien et du mal, lesquels ne sont ce qu'ils sont que par l'effet du choix d'un individu. En d’autres termes, je ne choisis pas une chose parce qu’elle est bonne en elle-même; c’est le fait que je la choisisse qui en fait une bonne chose!

Faire du choix le fondement de tout, subordonner les lois de la vie à son plan de vie personnel, c'est le sport extrême en philosophie, la dernière étape de la dernière émancipation avec – à un horizon qui se rapproche –, le dernier dépassement de la dernière limite: le triomphe sur la mort. Mais qu'arrive-t-il lorsque des choix individuels aberrants finisssent en s'additionnant par constituer une opinion majoritaire. N'est-ce pas précisément ce qui s'est produit dans l'Allemagne des années 1930? Accorder une importance démesurée au choix individuel par rapport à une rationalité transcendante c'est s'engager sur une voie où l'ultime critère est d'ordre quantitatif.

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