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Points de vue

Jean Vanier : De l'admiration convenue à la compréhension assumée

Jacques Dufresne

Voir la biographie de l'auteur sur ce site.

Bien des gens comparent spontanément Jean Vanier, le co-fondateur de L’Arche, à Mère Teresa ou même à saint François. Il a vraiment été, il est toujours l'ami des personnes touchées par une déficience intellectuelle. On admire toutefois un peu trop facilement les êtres comme lui, ignorant ou feignant d'ignorer qu'une admiration superficielle,précipitée, convenue, dispense de comprendre la personne en cause. Je désire comprendre Jean Vanier, au risque de le réduire à moi-même, car cet homme est un être vivant, un être qui n'a pas renoncé à mûrir. Or, on ne comprend la vie de l'autre qu'à partir de celle que l'on porte en soi. Faut-il prendre ses paroles au pied de la lettre quand il dit qu'il est passé du «vouloir faire quelque chose pour»1 à «être à l'écoute de» et quand il ajoute qu'on peut ainsi, au contact des plus pauvres, accéder à la connaissance de soi-même et à la liberté intérieure? Quoi? En donnant ainsi, ou plutôt en étant ainsi attentif, on pourrait accéder à ce bonheur pour lequel tant de gens se donnent en vain tant de mal?

Ni la mer, ni la guerre

Rien de sa première enfance dont il a peu parlé n'a vraiment retenu mon attention si ce n'est le fait que ses parents étaient des personnes profondément et authentiquement religieuses et qu'il a conservé un vif souvenir d'une gouvernante écossaise qui l'appelait affectueusement «Jock». Kathryn Spink précise dans Jean Vanier et L’Arche, que Jock «allait recevoir une éducation toute britannique. Les Vanier passèrent en effet la plus grande partie des années mil neuf cent trente à Londres où Georges Vanier, alors lieutenant-colonel, avait été nommé secrétaire auprès du Haut-commissaire canadien, Vincent Massey.»2

Je note aussi que son enfance a été pour lui une invitation au voyage, à ces voyages qui seront l'une des constantes de sa vie. Après la Suisse et l'Angleterre, ce fut la France, qu'il quitta rapidement pour le Canada à cause de la guerre. Nous sommes en 1942, il a alors treize ans. Bien qu'ils vivent à Québec, où son père vient de recevoir le grade de général, ses parents l'inscrivent au collège Loyola de Montréal.

Cette excellente maison ne lui convient toutefois pas, son étoile l'appelle ailleurs: dans une prestigieuse école de marine anglaise, celle de Dartmouth. Il ose – il n'a que treize ans et demi – demander à son père de l'y inscrire. Compte tenu des bombardements allemands en Angleterre – l'école de Dartmouth sera effectivement touchée – et du danger que présentait la traversée de l'Atlantique à ce moment, cette demande était-elle bien raisonnable? Devant une mère en larmes, son père lui a pourtant répondu: « Je tefais confiance.» Pour consoler sa femme, il trouva ces mots: «Tu sais, nous ne devonspas couper les ailes à cet enfant. Nous ne savons pas ce qu'il peut devenir plus tard.»3

Ayant reçu la confiance de son père, Jean Vanier aura désormais confiance en lui-même, il aura des ailes qu'il saura déployer le moment venu. D'où l'importance de cet épisode dans sa vie. Pourquoi a-t-il voulu si résolument et si jeune s'engager dans une carrière militaire? On peut présumer qu'il voulait participer à la guerre en cours, suivant ainsi l'exemple de son père qui avait fait preuve de courage au cours de la guerre 1914-1918, où il fut grièvement blessé à une jambe qu'il perdit ensuite. Compte tenu de ce que sera le reste de sa vie, on peut aussi penser que sa soif d'absolu était déjà assez vive pour l'attirer loin des sentiers battus, vers les risques de la guerre et la splendeur de la mer, tel le jeune Sophocle à Salamine :

«Me voilà, je suis l'éphèbe,
Mes seize ans sont d'azur baignés;
Guerre, déesse de l'érèbe,
Sombre guerre aux cris indignés,
Je viens à toi, la nuit est noire! (Hugo)»

On a dit de lui qu'il était volontiers désinvolte avec ses supérieurs de Dartmouth. Mis au courant de ce trait de comportement, son père lui dira seulement: «Pourvu que tu aies le respect de tes inférieurs.» C'était déjà la voie dans laquelle il s'était engagé. 4

Ni la mer, ni la guerre ne furent toutefois l'absolu que l'éphèbe cherchait. Et il avait épuisé la sagesse des écoles. Désormais ce sont des maîtres qu'il cherchera, en marge des institutions universitaires, des maîtres amis qui le guideront sur la voie du respect de ses inférieurs. Parmi eux, le père  Thomas et son frère le père Marie Dominique, tous deux dominicains et issus d'une famille religieuse semblable à celle de Jean Vanier. Si l'Angleterre avait été sa patrie militaire, c'est la France qui sera sa patrie spirituelle. «Il prônera un jour, précise Kathryn Spink, ce qu'il appelle la ''filiation'', par opposition à 'acquisition structurée d'un savoir fondée sur des principes clairs qu'implique la formation, comme étant la seule manière de donner et de transmettre un certain type de connaissance sur le plan spirituel.»5

«En Inde, devait-il écrire plus tard, si vous voulez devenir gourou, vous commencez par vivre avec un gourou, jusqu'à ce que celui-ci vous confirme et vous envoie. De nos jours on a tendance à croire que tout peut s'apprendre dans les livres. C'est oublier qu'il y a une autre façon, qui est de vivre près d'un maître.»6

Il est difficile de comprendre la spiritualité du père Thomas et du père Marie-Dominique Marie sans la considérer à la lumière de la grande tradition spirituelle française où la raison de Descartes n'est jamais très éloignée du coeur de Pascal. Jean Vanier avait déjà choisi la voie du coeur. Les deux frères étaient non seulement dominicains, mais thomistes et ils trouvaient dans cette philosophie réaliste, proche de celle d'Aristote, le plus bel équilibre possible entre le coeur de la raison, entre les sens et l'intelligence.

Le messager

Certains attachent plus d'importance aux messagers, d'autres aux messages. Jean Vanier, sans sous-estimer les messages, attacha toujours plus d'importance aux messagers, d'où son amitié pour ses maîtres, d'où aussi ses affinités naturelles avec les personnes touchées par une déficience intellectuelle. À défaut d'entendre facilement le message, ces personnes s'adaptent à la situation en accordant une plus grande attention aux messagers. À la messe, par exemple, c'est par la vérité du célébrant qu'ils sont surtout touchés.

D'un messager qui n'était pas à la hauteur de son message, on a pu dire: «Si un tel être possède la vérité je me range à jamais du côté de l'erreur.» D'un messager comme Jean Vanier, on dirait plutôt: «Je serais tenté de croire tout ce qu'il dit, tant je suis sensible à tout ce qu'il est.»

Cette qualité peut devenir un défaut si elle n'est pas tempérée par la rigueur intellectuelle. Est-ce la raison pour laquelle Jean Vanier a voulu, avant de se consacrer à l'élite du coeur, fréquenter à Eau vive une élite intellectuelle, et ensuite entreprendre une thèse de doctorat sur Aristote?

L’Eau vive était un petit centre international que le père Thomas avait fondé « pour des étudiants désireux d'apprendre la théologie et la spiritualité de l'Église, et pour des laïcs désireux d'approfondir leurs connaissances afin, de retour dans leurs pays respectifs, de les mettre au service du développement.»7 Un enseignement précieux à une époque où certaines colonies commençaient à accéder à la liberté. L’Eau Vive attira rapidement des membres de diverses religions, et devint une sorte de lieu de rencontre oecuménique bien avant la lettre, où les prières en commun étaient encouragées par le Père Dominique mais non pas les discussions contradictoires. On notait, en 1951 «la présence de philosophes arabes, d'un marchand persan, de plusieurs allemands, d'une jeune femme sortant d'un camp de concentration après avoir joué un rôle clef dans la Résistance.»8

Pourquoi une thèse sur le bonheur chez Aristote? Parce que «c'est un penseur très réaliste. L'intuition de Platon naît de son expérience intérieure, alors qu'Aristote traite de l'expérience extérieure. Le christianisme concilie les deux, mais d'un point de vue philosophique, aimer la réalité, la toucher, observer les choses, écouter les gens est très aristotélicien.»9

Quand on l'associe à ce que Jean Vanier vivra et écrira par la suite, ce commentaire montre à quel point la pensée et l'action étaient déjà intimement liées chez lui. Écouter les gens, toucher la réalité et d'abord le corps, ce sera son grand souci. L'union substantielle de l'âme et du corps est au coeur de la conception de l'homme d'Aristote et de saint Thomas. Jean Vanier ne pouvait, tant l'incarnation lui importait, qu'adhérer sans réserve à des pensées comme celle-ci: «Rien dans l'intelligence qui n'ait d'abord passé par les sens.» Il poussera par la suite l’importance qu'il accordait aux sens jusqu'à parler du corps comme s'il incluait l'âme. Si bien qu'en l'écoutant ou en le lisant, on en vient à se demander s'il n'a pas subi l'influence de Nietzsche sur ce point, non pas le Nietzsche qui méprisait les faibles et dont personne n'est plus éloigné que Jean Vanier, mais le Nietzsche qui faisait l'éloge de la sagesse du corps, qui disait «il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse»10 et qui écrivait des pensées comme celle-ci: «que votre amour soit de la compassion (Mitleiden) pour des dieux souffrants et voilés.»11

À propos d'un homme très agité, récemment accueilli dans une communauté, Jean Vanier écrit: «Nous avons découvert qu'il souffrait de mycose et le médecin nous a conseillé de lui laver les pieds trois fois par jour. Et il s'est mis à changer, son langage devenait plus cohérent pendant qu'on lui lavait les pieds. Il y a quelque chose de particulier dans le fait de toucher le corps, de le tenir dans ses bras. De le respecter. C'est la première forme de communication. Nous l'oublions et pourtant c'est au coeur de tout.»12

Persuadé que Jean Vanier occupera dans l'histoire une place de choix sur la liste de ceux qui auront lutté le plus efficacement contre cet esclavage sans le nom qu'on appelle exclusion, j'ai voulu savoir comment il avait traité la question de l'esclavage dans l'oeuvre d'Aristote. Il l'a fait avec une parfaite objectivité, sans nier qu'Aristote approuvait l'esclavage, mais en soulignant le fait qu'il invitait les maîtres à traiter leurs esclaves avec respect. Sur ce point comme sur celui de l'infériorité de la femme par rapport à l'homme, Jean Vanier se montrera plus critique dans Le goût du bonheur que dans sa thèse de doctorat. 13

Jean Vanier ayant trouvé son bonheur auprès de personnes qu'Aristote aurait considérées comme des malades, j'ai aussi voulu comprendre comment il interprétait la pensée 'Aristote sur ce point. J'ai trouvé dans une note de bas de page de la thèse cette citation d'Aristote: «L'homme bon peut utiliser la maladie et la pauvreté, mais il ne peut devenir heureux que dans des conditions opposées.» Ma première réaction a été de penser que sur ce point Jean Vanier a été un bien mauvais disciple d'Aristote. Il vaut mieux s'en remettre à ce passage de la conclusion de sa thèse: «Le but de notre étude a été de connaître la véritable pensée d'Aristote, de dégager de ses écrits les principes de sa morale. D'une façon délibérée, nous avons évité de porter un jugement sur les limites et les lacunes de cette morale, car, en tant que chrétien, nous croyons que ces limites ont leur source dans le fait que l'homme ne vit pas dans un ordre purement naturel, mais qu'il a été créé pour une fin surnaturelle de foi et d'amour.»14

En 2000, Jean Vanier reprendra les grandes lignes de sa thèse dans un ouvrage destiné à un public plus large, écrit en collaboration avec Élise Corcini et intitulé Le goût du bonheur. Ce livre est tout sauf un manuel scolaire et il est pourtant un chef d'oeuvre de pédagogie. Les passages d'Aristote et les commentaires de Jean Vanier s'enchaînent ou  plutôt s'enlacent d'une façon si rythmée qu'on a le sentiment de lire un dialogue entre deux amis. Jean Vanier suit fidèlement le texte d'Aristote tout en étant souverainement libre dans ses commentaires, son but étant moins de nous apprendre la vérité sur Aristote que de la chercher en sa compagnie. Cette page sur le plaisir illustre bien le ton et l'esprit du livre. Les textes d'Aristote sont en italique.

'Bonheur et plaisir sont liés au point que les choses faites sans plaisir n'ont pas toute
leur valeur. Elles ne sont pas achevées, dit Aristote, elles n'ont pas toute leur valeur.
Elles n'ont pas atteint leur plénitude. Toute activité trouve son achèvement par le plaisir (EN 1175a20).
Le plaisir apporte un accomplissement à la vie
(EN ll7Sal7).''

Voilà qui est clair : pas de plénitude morale sans délectation! Loin de gâter la profondeur morale ou humaine des actes, le plaisir l'augmente. C’est dire combien le souci de pureté qui caractérise les morales issues du jansénisme, par exemple, n’effleure absolument pas l’homme équilibré qu’est Aristote. «L'insensibilité n’a rien d'humain», dit-il dans son chapitre sur la tempérance. Une remarque qui pourrait passer pour banale dans un autre contexte. Dans la perspective d’une morale qui vise à être entièrement humaine, elle signifie que l’insensible ne peut être vertueux, ni pleinement moral, pour reprendre les termes des modernes. ''Celui qui n'éprouve aucun plaisir dans la pratique des bonnes actions n'est pas un homme vraiment bon.'' 15

Après avoir soutenu avec succès sa thèse de doctorat, Jean Vanier enseignera la philosophie pendant quelques mois à Toronto (Canada) mais l'aiguillon de l'absolu qui l'avait éloigné de la marine, l'éloignera aussi de cette vocation, pourtant conforme à ses dons de messager. Lorsque pour des raisons complexes, l’Eau vive dut fermer ses portes, le Père Thomas occupait un poste à Rome. Il finit par s’établir en France, à Trosly-Breuil, dans un état de pauvreté volontaire qui lui attire la sympathie d’une population plutôt anticléricale. Il y restera presque jusqu’à la fin de sa vie, ne participant pas activement à la vie de L’Arche mais accueillant tous ceux qui souhaitaient le rencontrer et menant une vie de prière et de contemplation. « Le Père Thomas est là, comme un roc.» dira Jean Vanier.16

Parmi les nombreux témoignages de son extrême attention aux autres, voici celui de  Jean-Louis Munn,17 qui fut assistant à Trosly-Breuil pendant six ans: «Durant les dernières années de sa vie, il était devenu complètement sourd. Il répondait sans entendre nos questions mais ses paroles atteignaient toujours une cible secrète chez ceux qui l’écoutaient. Sa mémoire aussi se dépouillait peu à peu. S'il oubliait les noms, puis les visages, sa bonté et son accueil en étaient que plus translucides et laissaient apparaître au grand jour l’amour inconditionnel dépourvu de tout jugement qui l’anima jusqu’à sa mort.» Atteint d’Alzheimer, il sera recueilli pendant les derniers mois au monastère de Langeac (Auvergne) dont l’une de ses soeurs était l’abbesse. Il y mourra en 1993 mais sera enterré à Trosly, près de la chapelle de L’Arche.

Gardons à l’esprit la présence de ce Père et l’importance que Jean Vanier et lui-même attacheront à la prière et à la vie intérieure comme socle de l’action auprès de personnes pauvres et touchées par un handicap. 

Peu de temps après son retour du Canada, Jean Vanier achètera une modeste maison à Trosly. Il s'y installera bientôt avec trois compagnons venus d'une institution du voisinage: Philippe, Rapĥaël et Danny. Danny était si violent, si agité, que la communauté embryonnaire ne put vivre qu'une journée avec lui. Preuve était ainsi faite, dès le début, que L’Arche ne pouvait convenir à tous ceux et celles qui avaient besoin d'un tel lieu d'appartenance.

Deux événements liés à sa nouvelle vie m'ont donné le sentiment que je commençais à comprendre Jean Vanier. Philippe et Raphaël avaient été placés en institution suite à la mort de leurs parents. Philippe n'avait pas réalisé que sa mère était morte, il demandait constamment de ses nouvelles mais on s'était bien gardé, sans doute sous prétexte de lui éviter un traumatisme, de lui apprendre cette mort. Jean Vanier obtint qu'un de ses parents conduisent Philippe sur la tombe de sa mère et l'aide à accepter la réalité de sa mort.

«Il s'est jeté sur la tombe en poussant des hurlements que l'on pouvait entendre à des lieux à la ronde, et à mon sens, non seulement parce que sa mère, la seule personne qu'il avait vraiment aimée était morte, mais aussi parce que personne ne l'avait traité, lui, comme son fils. J'ai commencé à découvrir un monde de très grande souffrance.»18

C'est avec Philippe et Raphaël et le père Thomas que Jean Vanier a fondé L’Arche, et l'on peut considérer cette visite au cimetière comme un événement important dans son histoire, cette confiance en la force des plus faibles illustrant bien l'esprit de L’Arche. À  ce moment, il allait de soi pour Jean Vanier que ses compagnons assistent comme lui à la messe chaque matin. Mais un jour il s'est posé cette question : est-ce qu'ils le désirent vraiment ? A partir de ce moment, il a cessé de se comporter, selon ses propres mots, comme un officier de marine, mais comme un compagnon.

Compagnon est le mot qui dit le mieux l'essence de L’Arche, à la condition que l'on se souvienne de son étymologie : cum (avec) et panis (pain). Comme nous le rappelle aussi Jean-Louis Munn : «L’Arche est née autour d`une table, autour de la nourriture partagée, dans la convivialité quotidienne. Elle avait besoin d`un lieu où chacun se sente l’égal des autres où le pardon et la fête seraient possibles. L’Arche devient un mouvement, seulement au moment où ceux qui sont venus avec Jean « faire le bien » ou la charité (en toute bonne foi et avec les meilleures intentions) tombent comme Paul, à la renverse, et sortent de l’illusion qu’ils ont libéré Raphaël et Philippe pour prendre conscience que ce sont eux qui ont été libérés par Raphaël et Philippe.»

Si Jean Vanier a souvent parlé de L’Arche comme d’une oeuvre de justice (ce qui n’est pas faux), il en parle avant tout comme une oeuvre de libération, la liberté étant comprise ici comme un retour à notre humanité: «Être libre c'est placer la justice, la vérité et le service au-delà de notre profit personnel et de notre besoin de reconnaissance, de pouvoir et de succès. Quand nous nous accrochons au succès et au pouvoir à tout prix, quant nous avons peur de perdre notre statut social, nous renions notre humanité; nous devenons esclaves de nos besoins égocentriques.»19

«À L’Arche, j'ai pu accueillir la beauté de Raphaël et de Philippe, la pureté de leur coeur, la profondeur de leurs souffrances, leur tendresse et leur confiance. L’enfant caché en eux a éveillé l’enfant caché en moi. Il y avait évidemment des moments où je continuais à jouer le rôle d'officier de marine et où je commandais avec force et efficacité. C’était parfois nécessaire, mais c'était le plus souvent un reflet de ma propre insécurité, de ma peur de perdre le contrôle. Il y avait, et il y a toujours, une lutte en moi entre le besoin d’avoir raison, d’avoir du pouvoir, de tout contrôler, et l’accueil profond de l’autre, laconfiance en Dieu et dans les autres; entre le besoin de monter pour commander et le désir de descendre pour aimer, écouter, et être vulnérable devant des personnes. Enlavant les pieds de ses disciples, Jésus montre comment Dieu aime et appelle chacun d’eux, hier comme aujourd’hui, à aimer, à entrer dans un certain excès de l'amour, à aimer jusqu`au bout.»20

Ai-je enfin compris Jean Vanier? Pas encore, pas tout à fait! Quelque chose en moi croit toujours qu'il embellit un peu ses amis, qu'au fond de lui-même il reste conscient de ce qui le place au-dessus d'eux, que la joie qu'il dit connaître auprès d'eux est un peu forcée, qu'elle est le fruit de sa vertu, plus que des qualités réelles de Raphaël et Philippe. S'il est vrai qu'il connaît une joie authentique auprès d'eux, une joie préférable à ses yeux à celle d'un amour, disons, plus normal, comment pourrais-je le supporter, comment aurais-je pu passer à côté d'un tel bonheur, alors que j'ai croisé toute ma vie des pauvres qui auraient pu m'y donner accès?

Comprendre engage

Voilà la subtile raison pour laquelle on admire les Jean Vanier avec précipitation : pour être dispensé de le comprendre. Comprendre engage, comprendre oblige. Je me suis souvenu alors de quelques expériences passées que les écrits de Jean Vanier m'ont aidé à  mieux comprendre. Me sentant compris de lui, peut-être finirai-je par le comprendre un jour. Près du lit du premier être cher que j'ai vu mourir, dont j'ai suivi de près la longue et violente agonie, j'ai éprouvé une peur de la mort qui m'a fait honte. J'étais incapable de m'approcher à plus d'un mètre du lit, je me sentais comme un animal devant une clôture électrique. Où ai-je trouvé la force de sauter cette clôture? J'ai pu enfin poser ma main sur celle de l'être cher, déposer un baiser sur son front, lui accorder le dernier plaisir terrestre en humectant ses lèvres. Même si ces actes comportaient en eux-mêmes plus que leur récompense, une plus grande joie m'attendait encore: être témoin de cette gloire du corps émerveillé de ne plus souffrir, où se dévoile une aurore alors que l'on craignait de voir un crépuscule. Ces moments de joie suprême sont rares et éphémères, mais ils nous révèlent un savoir pouvant rester à jamais présent à notre esprit: la joie suprême est ailleurs, en un lieu qui est souvent aux antipodes de celui où nous cherchons spontanément le bonheur.

Cette expérience m'a rapproché du coeur, de la vie et de la pensée de Jean Vanier. Une angoisse, a-t-il souvent répété, une angoisse liée à la peur de la mort, occupe en permanence le fond de notre être, nous interdisant les gestes et les regards qui nous transporteraient au pays de la tendresse et de la joie. Comment échapper par le haut à cette angoisse? On lui échappe souvent, mais par le bas, en s'identifiant aux images positives qu'on projette de soi, en se réfugiant dans le sentiment de sécurité que procure l'argent ou au contraire, en se complaisant dans la crainte imaginaire de manquer d'argent. Mais par le haut? Vers le haut il n'y a que l'amour, cet amour dont Jean Vanier a trouvé la source en Jésus, en ce Jésus qui lavait les pieds de ses disciples et qui guérissait les lépreux. Gandhi, Jean Vanier nous le rappelle, avait accédé à la même source par une autre voie.

Un être cher à l'agonie, fût-il broyé par cette agonie, nous est moins étranger que bien des personnes vivant à la fois avec une déficience intellectuelle et un handicap physique. Il faut franchir une autre étape pour se rapprocher d'eux. À la phase la plus ingrate de l'autisme dont on la disait frappée, telle petite fille de notre voisinage, Sonia, n'était pas ce qu'on appelle une personne de bonne compagnie. Elle pouvait, par exemple, passer des heures à faire du bruit avec une clenche de porte en fer. Tout son corps, tout son être, ses yeux fuyants, son nez de Cyrano, sa voix incertaine, semblaient se ressentir de la fissure palatine qui avait marqué son entrée dans la vie. Ses colères pouvaient être violentes, mais le mot colère n'a-t-il pas la même étymologie que le mot coeur ? Les élans de son coeur étaient à la hauteur de ses colères. Ainsi de cette passion sans espoir et sans possessivité qu'elle fit pour un jeune ami de son âge. Elle a vécu de cet amour impossible pendant des années. Qui lui avait parlé de Dieu? Sa grand'mère italienne peut-être? Elle en parlait comme d'un ami. Elle avait, elle a toujours une très belle voix, une voix où l'âme épouse à ce point le corps qu'on ne peut l'entendre sans avoir le coeur brisé. Elle sait dessiner, elle a une maîtrise étonnante de la langue française. Hélas! Elle n'a jamais réussi à progresser vraiment en arithmétique. Un enfant qui sait compter, tout en étant dépourvu de tous les autres dons, paraît normal. Sonia paraissait et se sentait anormale. Ce qui ne l'empêchait pas de mûrir, mieux et plus vite que la plupart des jeunes de son âge. Elle devait avoir seize ou dix-sept ans, quand il fut question d'une chirurgie esthétique pour son nez. Ce nez, elle le connaissait mieux que quiconque, aucun de ses défauts ne lui échappait, mais c'était son nez et elle refusa l'opération pour cette raison, témoignant d'un sens aigu de son intégrité. Elle en devint plus belle et encore plus digne d’amour. Elle m’a permis de comprendre qu’on puisse aller vers de tels êtres. Elle m’a permis de mieux comprendre Jean Vanier.

Mais il faut encore que je découvre l'importance de l'angoisse au coeur de sa vie et de sa pensée, que se dévoile à moi la chose la plus commune au fond du malheur, le silence dans l'isolement: «J'ai visité un jour, écrit Jean Vanier, un hôpital psychiatrique, véritable entrepôt de misère humaine. Des centaines d‘enfants très handicapés y étaient couchés, dans un silence de mort. Aucun d'entre eux ne pleurait. Quand un enfant comprend qu’on ne se préoccupe pas de lui, que personne ne répondra à ses cris, il cesse de pleurer. Pleurer demande trop d’énergie. On ne pleure que quand on a l’espoir d’être entendu. Ces enfants vivaient une forme de dépression.» 21

J'ignorais qu'on ne pleure pas quand on a perdu l'espoir d'être entendu. Je n'avais pas le droit de prendre à mon compte de mot de Térence, qui résume l'humanisme dans le plus beau sens du terme: «Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger.» C'est à l'écoute de ce silence que nous invite Jean Vanier quand il nous prie d'accueillir notre humanité. Et si l'appartenance à un groupe d'amis, à une communauté, à une maison, à la vie, à l'humanité, à l'univers a tant d'importance à ses yeux c'est parce qu'elle est le remède au mal du silence dans l'isolement. Le premier signe d'appartenance, le plus vrai, le plus touchant, ce sont les pleurs qui l'accompagnent. L'âme devient de glace pour se protéger, pour se conserver. Elle fond peu à peu sous l'effet de l'appartenance.

Les métaphores ne sont pas soumises au principe de non contradiction. Une âme de glace peut aussi être une terre brûlée par le feu de l'angoisse. Et une terre brûlée peut aussi être un pressoir qui écrase les sentiments. Tel est le visage négatif de l'angoisse, le plus fréquent. La même angoisse peut aussi devenir la source de la création de l'amour. Elle est commune à tous les hommes, elle est le coeur de notre humanité. Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous ne nous aimons pas vraiment tant que nous n'avons pas redécouvert en nous cette angoisse qui réduit les plus malheureux au silence.

«Quand, écrit Jean Vanier, j'ai commencé à accueillir à L’Arche ces personnes revenues de familles disloquées, d'institutions, d’hôpitaux psychiatriques, j’ai pris conscience de l'intensité de la souffrance et du chaos intérieur qu’engendre un sentiment aigu d'isolement. Bien sûr, on peut étouffer ce sentiment en se jetant dans l'activité et en recherchant le succès, Étant jeune, c'est ce que j'ai fait. C’est ce que nous faisons tous. Nous possédons généralement l'énergie nécessaire pour réaliser des choses qui nous donnent un sentiment d’importance et l'impression de vivre. Mais, lorsqu'on n’y arrive plus, qu’on ne peut plus être actif ou créatif, on redevient conscient de cette souffrance intérieure.

Cette souffrance est un élément fondamental de la nature humaine; nous pouvons chercher à l’oublier, à la cacher de mille manières, elle est toujours là. Cette angoisse est inhérente à l’être humain, car rien dans l'existence ne peut satisfaire complètement les besoins du coeur humain.»22

Une angoisse partagée

Quand on lit ces pages de Jean Vanier, c'est moins à Aristote ou à saint Thomas qu'on l'associe qu'à des penseurs proches de l'existentialisme, comme Soren Kierkegaard et de Miguel de Unamuno dont le chef d'oeuvre a pour titre: Le sentiment tragique de la vie. C'est chez Kierkegaard toutefois que le thème de l'angoisse est central. Notons seulement à ce propos une différence importante. Kierkegaard rattache l'angoisse au péché et à la culpabilité, tandis que pour Jean Vanier elle est seulement liée à la condition humaine. «Ange ou bête, l’homme ne pourrait éprouver l’angoisse, note Kierkegaard, mais étant une synthèse, il le peut, et plus profondément il l’éprouve, plus il a d’humaine grandeur, non pas au sens pourtant où les hommes en général l’entendent, comme une angoisse des choses extérieures, de ce qui est hors de nous, mais comme une angoisse produite par nous-mêmes.»23

Dans d'autres textes, Kierkegaard rattache l'angoisse au péché au terme de subtiles analyses dont nous ne pouvons rendre compte ici. Jean Vanier se limite à mettre en relief les aspects négatifs et les aspects positifs de l'angoisse sans en rechercher les fondements, pour s'efforcer ensuite de minimiser l'importance du Dieu fort, du Dieu juge qui fut, pour bien d'autres, une source d'angoisse. «Jésus, écrit Jean Vanier, est venu transformer nos sociétés, fabriquées en forme de pyramide, avec en haut quelques riches et en bas beaucoup de pauvres, en un corps où chaque membre, faible ou fort trouve sa place.

Cette vision de l’humanité est celle d’un Dieu de tendresse et d'amour, qui veut changer nos coeurs de pierre en coeurs de chair et nous libérer de nos comportements compulsifs. Hélas, à travers l’histoire, ce message si simple de Jésus a souvent été tronqué. Le Dieu humble et bon, qui appelle à l’amour, a été présenté comme un Dieu fort qui juge, punit et fait peur. L'humanité a besoin de retrouver ce Dieu humble, ce Dieu d’amour qui n'est que coeur; de retrouver son message de bonté, de tendresse, de non-violence et de pardon, qui révèle la beauté de notre univers, de la matière, de nos corps, de toute personne et de toute vie.»24

La route de Jean Vanier croise aussi celle de Kierkegaard sur les chemins de liberté. « Chemin vers la liberté » est le titre de l'une des conférences qu'il donna en 1998, dans le cadre des Massey Lectures de Radio Canada, lesquelles furent rassemblées ensuite dans un ouvrage intitulé Accueillir notre humanité. Jean Paul Sartre a intitulé l'un de ses romans Les chemins de la liberté. En reprenant à son compte ce titre qu'il n'ignorait sûrement pas, Jean Vanier a-t-il voulu indiquer qu'on pouvait renouer par-delà Sartre avec un existentialisme chrétien dont Kierkegaard était l'ancêtre?

Hors de sa thèse de  doctorat et du livre sur le bonheur qu'il en a tiré ensuite, Jean Vanier cite rarement des philosophes ; Martin Buber est l'un des rares qui ont cet honneur. Or, il se trouve qu'il existe une étroite parenté entre Buber et Kierkegaard. Lors d'un colloque consacré aux deux philosophes, l'un des conférenciers a résumé ainsi son propos: «Penseur de la relation, M. Buber, comme Kierkegaard, pense l'origine avant de penser l'être. Empêchant de penser un terme sans l'autre, la relation manifeste "l'impuissance d'être l'un sans l'autre". Avant même de savoir qu'on y est, on est "toujours déjà" dans la relation.»25

Entre la liberté selon Kierkegaard et la liberté selon Vanier, la ressemblance est frappante. Pour l'un et pour l'autre, l'angoisse en est la condition et le but est atteint quand les finitudes ont été dépassées dans et par la foi. «L’angoisse, écrit Kierkegaard, est le possible de la liberté, seule cette angoisse-là forme par la foi l’homme absolument, en dévorant toutes les finitudes, en dénudant toutes leurs déceptions.»26 «Notre coeur humain en effet, écrit de son côté Jean Vanier, est inquiet, assoiffé de plénitude et d'infini. Il ne peut se satisfaire du limité, du fini. Depuis ses origines, l'humanité cherche à aller plus loin, plus haut, plus profond, à la découverte du sens caché de l'univers.»27 Dialogue avec l'univers, dialogue avec l'autre, dialogue avec soi-même, trois relations indissociables aux yeux de Jean Vanier. Sur ce point précis, la parenté de ce dernier avec Buber semble plus grande que sa parenté avec Kierkegaard. «Pour Buber, ''au commencement est la relation''. Il part du principe que l'être humain est par essence un homo dialogus, que la personne est incapable de se réaliser sans communier avec l'humanité, avec la création et avec le Créateur. L'être bubérien peut également se définir comme un homo religiosus, car l'amour de l'humanité conduit à l'amour de Dieu et réciproquement. La divine Présence participe à toute rencontre authentique entre les êtres humains et elle habite ceux qui instaurent un véritable dialogue: ''Le céleste et le terrestre sont liés l'un à l'autre. La parole de qui souhaite parler avec l'être humain sans parler avec Dieu ne s'accomplit pas; mais la parole de qui souhaite parler avec Dieu sans parler avec l'homme se perd.28 ''» Comprendre Buber c'est déjà comprendre Jean Vanier.

L'appartenance

Étant donné l'importance qu’il accorde à l'appartenance comme mode de relation avec l'univers et avec ses semblables, il importait que nous évoquions ses liens d'appartenance avec la communauté des penseurs. Le texte de Buber que nous venons de citer, texte que Jean Vanier aurait pu signer, est de la même inspiration que les plus belles pages de Jean Vanier sur l'appartenance. Rappelons-nous cet hôpital psychiatrique, évoqué précédemment, où les enfants s'enfermaient dans un silence de glace, faute d'espérer être entendus s'ils pleuraient ou criaient. Voici un lieu d'aliénation, un lieu où l'on devient étranger à soi-même à force d'être étranger aux autres.

Le lieu d'appartenance est par opposition celui où les enfants malades peuvent crier et pleurer parce qu'ils y ont l'espoir d'être entendus. L'appartenance suppose une communauté, associée à un lieu, constituant une présence vivante plutôt qu'un simple cadre de vie. Il n'y a guère d'appartenance possible à des lieux et à des groupes avant tout fonctionnels. Une niche, un nid, un terrier, une prairie, lieux d'appartenance pour les animaux, ne se réduisent jamais à leur dimension fonctionnelle; il ont toujours le charme de la chose vivante, et unique parce qu'elle est vivante. Ce sont des signes de vie en même temps que des lieux de vie. Le sentier sinueux que tracent les bêtes dans une prairie en est l'image parfaite. Pour être «source de vie», comme le souhaite Jean Vanier, l'appartenance doit être un lien avec des réalités elles-mêmes vivantes. Un groupe perd une partie de sa vie, il se fige un peu quand il se referme sur lui-même. Il détourne ainsi l'appartenance de sa fin. «Quand la religion met l'appartenance au groupe, sa croissance et son succès au-dessus de l'amour et de l'ouverture aux personnes extérieures, elle risque d'empêcher l'ouverture des coeurs
et de ne plus être source de vie.»29

Source de vie, l'appartenance est aussi condition de l'accomplissement de cette vie. «Pour croître vers la maturité humaine et grandir dans la liberté intérieure, [...] nous avons besoin d'appartenir à quelque chose de plus grand que nous-mêmes.  L'appartenance a une double fin: nous aider à composer avec notre sécurité et nousguider sur le chemin de la liberté intérieure.» Jean Vanier présente ici ces fins sous forme de question: «D’où vient notre besoin d’appartenance? Est-ce pour nous permettre de mieux vivre notre insécurité? Ou est-ce une étape importante, surtout au début de notre vie, pour devenir plus libres? Ce besoin d'appartenance est une réalité profondément humaine. L'être humain vient de la terre, la terre du corps d'une femme, il s'enracine dans une culture, une langue, une race. L'appartenance est comme la terre où chacun est nourri pour grandir et porter des fruits. Ainsi le groupe peut être cette terre, à partir de laquelle nous trouvons la confiance pour nous ouvrir à d'autres et, par là, découvrir notre humanité commune.»30

Jean Vanier nous donne ici deux raisons d'établir un lien entre sa pensée et celle de Simone Weil: la métaphore de l'enracinement – Simone Weil est l'auteur d'un livre intitulé l'Enracinement – et l'importance qu'elle attache aux metaxu, mot synonyme de pont, d'intermédiaire, pour désigner les réalités donnant prise au sentiment d'appartenance. «Ne priver aucun être humain de ses metaxu, c'est-à-dire de ces biens relatifs et mélangés (foyer, patrie, traditions, culture, etc.) qui réchauffent et nourrissent l'âme et sans lesquels, en dehors de la sainteté, une vie humaine n'est pas possible.»31

L'appartenance chez Jean Vanier, et l'enracinement chez Simone Weil, ont pour fin d'aider les êtres humains à accéder à la plénitude de leur humanité, condition sine qua non du dépassement authentique de cette humanité vers la sagesse ou la sainteté. Notons au passage que, par le mot enracinement, on met l'accent sur le lien des plantes à  la terre, de l'animal avec un territoire, tandis que par le mot appartenance, on englobe tous les objets et toutes les formes d'appartenance. Compte tenu de tout ce que dit Jean Vanier sur l'importance de la sensibilité, du corps, dans la vie des personnes vivant avec une déficience intellectuelle, le mot enracinement convient peut-être encore mieux à ces dernières que le mot  appartenance. Jean Vanier a maintes fois été témoin des signes de cet enracinement, dont l'affleurement du coeur à travers la sensibilité. «Chaque fois que je visitais la communauté, (celle de Béthanie) j'étais touché par la beauté de Ghadir. Elle souffrait de paralysie cérébrale et ne pouvait pas parler, mais elle m'accueillait toujours avec le sourire aux lèvre et les yeux brillants. Son corps parlait avec un tel amour et une telle confiance.»32

Rien de trouble ici. À ce degré d'incarnation, les risques de dérive psychologique sont pourtant très élevés. Comme le confirment tous les témoignages que j'ai entendus à son sujet, Jean Vanier a su éviter les écueils de la surenchère affective. A-t-il seulement eu à les éviter? Tout indique qu'avec Ghadir comme avec Raphaël et Philippe et tous ses autres amis de L’Arche, Jean Vanier a toujours été naturel et transparent. Naturel est aussi le mot qui convient le mieux pour désigner une qualité devenue rare au point de paraître incompatible avec la modernité. Je racontais un jour à des voisins que j'avais l'habitude de poser tendrement ma main sur le front d'un être cher dont les facultés étaient affaiblies. Vous pratiquez donc le toucher thérapeutique, m'ont répondu ces voisins. Nous avons en permanence, nous modernes, la tentation de substituer à nosréactions naturelles un acte artificiel, souvent professionnel, lié à un souci d'efficacité. Le roi Midas transformait en or tout ce qu'il touchait. Nous transformons en instrument tout ce que nous touchons. Les amis deviennent ainsi des contacts utiles pour la réussite en affaires, l'exercice physique devient un traitement médical, une maison devient un objet de spéculation. La nature au complet est ainsi désenchantée pour devenir une chose à transformer pour la satisfaction de nos désirs de puissance. Les philosophes appellent raison instrumentale cette intelligence dénaturée, détournée de sa fin, la contemplation –
le respect de l'autre et du monde –, pour faire de l'autre et du monde de simples moyens au service de nos projets de domination. Le verbe instrumentaliser désigne l'acte par lequel nous nous transformons le rire – mais oui le rire lui-même – en un moyen thérapeutique.

La raison instrumentale, présente en nous à la manière d'une seconde nature, est le pire obstacle à la communion et à l'appartenance. La tentation d'y recourir est particulièrement forte dans des milieux comme les communautés de L’Arche où la dimension professionnelle est importante. Il n'y a rien de plus faux que d'aimer un être vulnérable parce qu'on veut lui faire du bien. L'amour devient ainsi un acte mimétique qui donne lieu à cette réponse devenue un lieu commun tragiquement vrai: aimez-moi donc un peu pour moi-même. Jean Vanier, est-ce là un trait de ce qu'il appelle sa naïveté, semble avoir été épargné par ce mal originel de la modernité. On ne voit aucune trace d'instrumentalisation de l'autre et du monde ni dans ses écrits, ni dans les témoignages à son sujet.

«Il faut que le coeur se brise ou se bronze» Cette pensée de Chamfort ne prend tout son sens que là où, comme c'est le cas chez Jean Vanier, le mot coeur n'est utilisé que pour désigner un lien affectif authentique et non pas joué, mimé, offert en spectacle, la mise en spectacle étant une autre forme d'instrumentalisation. Ceux qui ont consenti à ce que leur coeur se brise ainsi, authentiquement, qu'ils soient hindous, catholiques, musulmans, bouddhistes ou athées, comprendront Jean Vanier et l'oecuménisme de la compassion qu'il a légué à L’Arche.


1 Spink, Kathryn, Jean Vanier et L’Arche, Bellarmin, Montréal 1993, p. 55.
2 Ibid. p.19.
3 Ibid. p.21.
4 Ibid. p. ?
5 Ibid. p.37.
6 Ibid.p.38.
7 Ibid.p 33
8 Ibid. p34
9 Spink, Kathryn. Jean Vanier et L’Arche, Bellarmin, Montréal 1993, p.41
10 Nietzsche, Frédéric, Ainsi parlait Zarathoustra, Livre de poche, Paris 1963, p.4.
11 Ibid. p.85
12 Ibid. p.134.
13 Jean Vanier sera plus critique sur ce point dans Le goût du bonheur, Presses de la Renaissance, 2000 p.193.
14 Vanier, Jean. Le bonheur, principe et fin de la morale aristotélicienne, Desclée de Brouwers, Paris-Bruges, 1965,p419-420.
15 Vanier Jean, Le goût du bonheur, Presses de la Renaissance, Paris, 2000, p.269
16 Spink, Kathryn. Jean Vanier et L’Arche, Bellarmin, Montréal 1993, p.35
17 Jean-Louis Munn est l'actuel responsable des communications à L'Arche Canada.
18 Spink, Kathryn. Jean Vanier et L’Arche, Bellarmin, Montréal 1993, p.54
19 Vanier, Jean, Accueillir notre humanité, Presses de la Renaissance, Paris 2007, p.160
20 Vanier, Jean, Aimer jusqu'au bout, Novalis, Ottawa, 1996, p.90
21 Vanier, Jean, Accueillir notre humanité, Presses de la Renaissance, Paris 2007, p.18.
22 Ibid.p.15.
23 Kierkegaard, Søren. « Le concept de l’angoisse », Miettes philosophies, Le concept de l’angoisse, Traité du désespoir,
Paris : Éditions Gallimard, 1990, p.328.
24 Vanier, Jean Accueillir notre humanité, Presses de la Renaissance, Paris 2007, p.196.
25 La relation chez Sören Kierkegaard et Martin Buber » par Henri-Bernard Vergote, in Martin Buber,
dialogue et voix prophétique, Éditions du Cerf, Paris 1980. Résumé de l'article.
26 Kierkegaard, Søren. « Le concept de l’angoisse », Miettes philosophies, Le concept de l’angoisse, Traité du désespoir,
Paris : Éditions Gallimard, 1990, p.329.
27 Source à déterminer
28 Kalman Yaron, « Martin Buber, 1878-1965 », Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris,
UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIII, n° 1-2, 1993, p. 135-147.
29 Vanier, Jean, Accueillir notre humanité, Presses de la Renaissance, Paris 2007, p.97.
30 Ibid. p.59.
31 Weil, Simone, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p.168.
32 Vanier, Jean, Accueillir notre humanité, Presses de la Renaissance, Paris 2007, p.59.

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