Octobre 1980. J��tais � Braerannoch, la communaut� de L�Arche d�Inverness, depuis un mois. C��tait un samedi, et pour la premi�re fois le responsable de la communaut� m�avait demand� d�accompagner Cathol en ville pour une coupe de cheveux. Cathol et moi ne nous connaissions alors pas beaucoup. Cela viendrait plus tard. Naturellement, j��tais un peu nerveux ce samedi-l�. Les regards inquisiteurs que nous attirions dans les rues d�Inverness ne m�aidaient d'ailleurs pas � me d�tendre. C��tait nouveau pour moi, mais probablement pas pour Cathol, qui est trisomique. Des regards apitoy�s, puis quelques pas pour nous �viter. Je fus soulag� d'arriver chez le coiffeur; nous pouvions refermer la porte sur ces rues hostiles, au moins pour un moment.
Comme il n'y avait pas de file d'attente chez le coiffeur, Cathol s�est aussit�t dirig� vers la grande chaise face au miroir. C��tait visiblement planifi� � Cathol a toujours �t� fier de son apparence. Concentrant toute son attention sur le miroir, il s�est assis bien droit en ajustant veston, cravate et col. Je l�ai regard�. Il le faisait avec beaucoup de soin. Le message ne pouvait �tre plus clair : � Je suis Cathol du clan Sutherland, et je suis fier d'�tre ce que je suis. � Le coifeur, M. Gelli, se tenait debout, ciseaux et peigne en main, attendant patiemment que Cathol s'installe � son aise. Ce c�r�monial dura quelque temps. Puis le coiffeur me dit: �Ce gars, c�est quelqu�un d�important, pas vrai? �
C��tait un dr�le de commentaire, et je me rappelle d�avoir ri. Mais j�ai lentement pris conscience qu�il avait touch� une profonde v�rit� : Cathol �tait vraiment �quelqu�un d�important�. En le regardant, on voyait imm�diatement ce que M. Gelli voulait dire : Cathol ne laissait sa place � personne. Pas m�me une seconde. Chaque fibre de ce Highlander proclamait haut et fort : � je suis fier d��tre un Sutherland; je suis fier de ma vie. Je suis immens�ment fier d��tre Cathol! �
Mais comment M. Gelli avait-il compris ce que les passants dans la rue n�avaient pas vu? Car tous avaient vu exactement le m�me Cathol � indubitablement un homme avec une d�ficience.
Peut-�tre s�agit-il de nos pr�jug�s qui nous emp�chent de voir la r�alit� enti�re, sans peur : notre ins�curit� r�ussit efficacement � filtrer et aseptiser le monde. Il n�y a que nos pr�jug�s qui puissent nous faire conclure instantan�ment en voyant Cathol, qu'il est �sur une autre Plan�te que nous�. M. Gelli aussi l'a regard�. Il a aussi vu la m�me d�ficience. Mais il a ensuite vu quelque chose de plus : une intuition soudaine lui a r�v�l� l�un des dons de Cathol : Cathol �tait tout entier pr�sent, comme beaucoup de gens sans d�ficience intellectuelle ne peuvent l��tre. Si chacun de nous, � un moment de sa vie, pouvait �tre entier et important, quelle r�volution ce serait! �tre une personne unique, avec ses dons particuliers. Vivre l'enti�re pl�nitude de notre vie, et savoir que nous sommes aim�s et accueillis pour ce que nous sommes.
Aux yeux de tous ceux qui ne voient pas les dons de Cathol, sa d�ficience en fait un �diminu�. Leurs yeux s'apitoient mais leurs pas l' �vitent. Et leur vie se poursuit, imperturbable, tragiquement priv�e du caract�re merveilleusement transcendant de ce qui chez Cathol leur appara�t comme une limitation.
Pour ceux qui s�y arr�tent un moment, dont les c�urs s'ouvrent ne serait-ce que par une petite fente, Cathol apporte un grand espoir, simplement en �tant lui-m�me. Il leur r�v�le la vocation essentielle de chacun de nous, qui est sans aucun doute la suivante : que nous devenions pleinement nous-m�mes. Car peu importe qui nous sommes, peu importe nos limites, nos d�ceptions, le nombre de nos ann�es, la vie de Cathol nous montre qu�il a d�couvert comment d�passer ses limites. Serait-ce aussi possible pour nous? Incontestablement. Cathol et d�autres ma�tres du d�passement ont beaucoup � nous enseigner. S�il n�est pas possible d�apprendre d�eux, qu�est-ce qui nous arr�te?
Il me semble que ce qui nous emp�che c�est que nous sommes s�par�s les uns des autres par nos vies; la soci�t� est structur�e de telle fa�on que nous sommes coup�s de ceux qui sont diff�rents. L'exemple �vident et universel c'est la s�paration qui existe entre les riches qui vivent entre eux et les pauvres. Nous avons le plus souvent des liens d'amiti� avec ceux qui nous ressemblent, qui ont avec nous quelque chose en commun: le sport, la musique, le travail ou l�appartenance religieuse. Et les riches avec les riches; les Noirs avec les Noirs; les Blancs avec des Blancs. C�est normal et confortable. Mais cela aboutit � maintenir un monde tr�s divis�: nous (�ma place � moi�)... et les autres.
� L�Arche, nous sommes tous diff�rents : de pays et de sexes diff�rents; certains se d�pla�ent en fauteuil roulant, d�autres courent des marathons; homo ou h�t�rosexuels, certains travaillent dans un bureau, d�autres, dans un atelier ou un foyer, catholiques, protestants, musulmans, hindous et Juifs. Certains ont une source d�inspiration qu�on ne saurait comment nommer. D'autres sont riches en biens mat�riels, et d�autres plus pauvres. Nombreuses sont les diff�rences entre nous. Et pourtant, dans un lieu que nous appelons communaut�, et reli�s par une F�d�ration de ces communaut�s, nous nous rassemblons et tentons de cr�er des liens d�amiti�. Nous nous acceptons les uns les autres, nous traitons chacun avec un grand respect, m�me si nous ne nous entendons pas bien ou ne sommes pas d�accord avec les diverses opinions. On ne peut �videmment pas s�attendre � ce que nous ayions tous la m�me t�te, mais nous pouvons tenter d�avoir le m�me c�ur. Ce n�est pas une exp�rience idyllique, comme chacun sait. C�est un p�riple parfois difficile.
Nous appelons cela des �amiti�s d�alliance� parce qu�elles transcendent les liens habituels de l�amiti�. Une relation bien connue de cette nature est celle qui unit Abraham et Dieu (et croyez-moi, on ne peut pas avoir une relation entre des �tres plus diff�rents qu�entre le Cr�ateur et sa cr�ature!) Heureusement, de telles relations d�alliance ne se retrouvent pas qu�� L�Arche, Dieu merci. Elles peuvent commencer n�importe o�, partout o� se trouvent des gens diff�rents de vous. Ce qu�il faut, c�est ouvrir son c�ur. Voici un exercice qui en vaut la peine : la prochaine fois que vous croisez un sans-abri, ou peut-�tre m�me quelqu�un dont les points de vue vous d�plaisent, ou toute personne tr�s diff�rente de vous : essayez de vous dire � elle est l'une d'entre nous! �
Lorsque nous disons cela dans nos c�urs, ces personnes per�oivent un nouveau message. Et ce message ne peut nous laisser inchang�s. Car voici ce qui se produit : le �nous� commence � grossir ; il n�est plus limit� � � ceux qui sont comme moi �. Il inclut maintenant des gens qui sont en fait tr�s diff�rents de moi, mais qui, affirmons-nous, sont d�une certaine mani�re �des n�tres�.
Cela entra�ne plusieurs cons�quences. L�une d�entre elles est la gu�rison de notre c�ur. Car nous savons qu�� un certain niveau nous sommes tous pauvres; mais nous craignons souvent notre pauvret� et tentons de dissimuler ce que nous ne savons pas faire ou les erreurs que nous faisons. Devenir l'ami d'une personne tr�s diff�rente aide � se faire une autre image de la vie et de soi-m�me. Je suis stup�fait de voir qu'il y a 2 500 ans un homme appel� Isaac avait d�j� pris conscience de cela: � Si vous partagez votre pain avec l�affam�, a-t-il �crit, et ne n�gligez pas le pauvre sans-abri, alors votre lumi�re brillera comme l�aube, et votre blessure sera apais�e.�
C�est une r�volution dans notre mani�re de penser et de vivre. N�est-ce pas ainsi que la paix se glisse doucement dans le monde? Tranquillement, de son plein gr�. Je pense � mon ami Cathol qui portait sa banni�re, il y a d�j� plusieurs ann�es : r�volutionnaire � sa fa�on, je vous le conc�de, mais il en faut de tous les genres. Et celui qui jouait de la cornemuse aux environs de Braerannoch par tous les temps, fi�rement v�tu de son kilt de tartan, aura chang� plus de vies que la plupart des vrais r�volutionnaires!.