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Points de vue

L'invasion de l'imaginaire par le robot

Jacques Dufresne

 

Dans le débat sur l'euthanasie, en cours depuis plus de trois décennies, il ne suffit pas d'aligner des arguments pour ou contre une loi autorisant l'euthanasie, il faut aussi comprendre à quoi l'on s'engage, à quoi l'on s'expose, de quoi l'on se fait complice et à quoi l'on renonce en adoptant telle ou telle position. Qu'il nous suffise pour le moment de noter la puissance de la vague qui porte l'euthanasie et l'eugénisme dans ses replis. Cette vague est le résultat de la convergence d'un grand nombre de courants. L'invasion de l'imaginaire par le robot est l'un d'eux.

De l'homme sans visage à la vie sans valeur, il n'y a, disions-nous, qu'un pas mystérieux. S'il existe en l'homme une chose infiniment précieuse qui fonde sa dignité c'est bien par son visage qu'elle s'exprime d'abord. Si bien qu'on est dans l'obligation de se demander si on peut représenter l'homme sans visage sans le dégrader. Puisque c'est l'impact des représentations de l'homme sur l'imaginaire qui est en cause ici, il faut d'abord s'intéresser aux expériences les plus courantes de nos contemporains dans ce domaine, celles du cinéma, de la télévision et d'Internet. À la télévision, on voit de plus en plus fréquemment, dans la publicité en particulier, des représentations schématiques des êtres humains. Pictogrammes qui les font ressembler à un robot plutôt qu'à une personne pouvant exprimer des sentiments et des pensées par son visage. S'il s'agit d'indiquer la porte de sortie, il vaut peut-être mieux en effet utiliser un schéma plutôt qu'un dessin subtil puisque la représentation n'est là que dans un but utilitaire. Mais l'usage du pictogramme s'étend bien au-delà de l'utilitaire. On se complaît dans la représentation de l'homme sans visage..

Le trophée le plus convoité dans le monde du cinéma est le célèbre « Oscar ». À l'origine, cette statuette en britannium plaqué or, n'avait pas de nom, ce qui lui convenait bien puisqu'elle n'avait pas de visage et n'en a toujours pas. L'un des membres de l'Académie américaine des arts et des sciences du cinéma, Harriet Herrick, lui a tout de même trouvé une ressemblance avec l'un de ses oncles, prénommé Oscar, et depuis le cinéma américain, et donc mondial, repose sur un symbole mensonger: le nom d'une personne donné à une chose, car un corps humain sans visage n'est qu'une chose quelconque. Soyons précis. Oscar n'est pas tout à fait dénué de visage. On a plaqué sur la face de son crâne des figures géométriques rappelant une bouche, des yeux et un nez, mais c'est là de la fausse représentation. Le personnage demeurant dénué de toute expression, il eût été préférable qu'on le laissât dépourvu de traits humains. Oscar est un robot, un robot à l'épée longue et puritaine, l'ancêtre de tous ceux qui peupleront ensuite le cinéma américain. Et ils sont de plus en plus nombreux. Si l'on ajoute à cela tous les monstres, tous les engins, tous les animaux plus ou moins animés, affublés de mimiques qui ne reproduisent que la dimension mécanique et schématique des sentiments, force est de constater que le robot a déjà gagné la bataille de l'imaginaire. Sur Internet, il a comme complice l’émoticône, ce pictogramme manipulable où selon qu'il est droit ou inversé, l'accent circonflexe exprime la gaieté ou la tristesse.

On me reprochera sans doute de ne pas être de mon époque, de ne pas avoir compris que là où je vois un triomphe du robot, il faudrait plutôt que je m'émerveille devant la vie qui envahit les machines et humanise les pictogrammes. Je répondrai seulement que la question de l'homme sans visage mérite d'être posée, ne serait-ce que pour qu'on puisse concevoir les animations de façon à ce qu'elles enrichissent l'imaginaire plutôt que de le dessécher.

J'ai un jour rendu visite à l'hôpital à un ami qui se savait atteint mortellement. Il m'a reçu à un moment où il était branché sur l'appareil de dialyse rénale. Il était intact mentalement et n'avait qu'un désir: contempler l'Agneau mystique de Van Eyck. Je lui ai offert le lendemain une reproduction de ce tableau. D'autres amis avaient fait de même. Notre mourant était en extase devant l'une ou l'autre de ces reproductions. La représentation d'un homme sans visage lui aurait-elle apporté la même joie? Le philosophe Jean Onimus est plutôt d'avis qu'elle l'aurait plongé dans le désespoir. « Il existe de Picasso un Portrait d'homme (titre d'une sinistre ironie) qui représente un toréador. Mais de l'homme il ne subsiste rien qu'un tricorne et des épaulettes: le reste n'est qu'un patient labyrinthe de volutes couleur de chair, laborieusement vermiculées avec une application d'artisanat minutieux. À la place du visage s'étale ainsi une horrible blessure, fascinante comme un crime. Commenter un tel tableau au seul point de vue de l'art est, croyons-nous, commettre un faux-sens. C'est sur l'Esprit qu'il porte directement. C'est pour cela qu'il tourmente, parce qu'on y découvre un ressentiment longuement savouré, la volonté très froide de sacrilège. »7

Voilà pourquoi l'homme sans visage m'effraie. Il constitue un autre facteur de risque sur la pente du mépris dont l'homme le plus inutile et le plus vulnérable est l'objet.

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