À propos  |  Nouvelles  |  Blogue  |  Points de vue  |  Infolettre  |  Aperçus  |  Ressources  |  Index  |  Flux RSS  English

 

AddInto

 

Points de vue

Écologie et incarnation

Jacques Dufresne

 

Copenhague, décembre 2009. Guidée par l'Europe, ce qui n'est pas un hasard, l'humanité a voulu se dresser contre la fatalité d'un développement conduisant au réchauffement climatique. Elle a échoué. Suivant la logique technicienne, on demandera plutôt à la géo ingénierie de trouver des remèdes techniques à un mal qu'on n'aura pas voulu prévenir. Au lieu de réduire les émissions de CO2, on donnera des transfusions de soufre à la stratosphère, dans le but de rafraîchir le climat selon la méthode des volcans.

La fatalité technicienne et la démesure qui l'accompagne sont la face visible d’un autre phénomène qui a toutes les apparences de la fatalité, la désincarnation. Nous soutenons ici, l'instar de Jacques Ellul, que la révolte contre cette fatalité doit prendre la forme de l'incarnation, et nous ajoutons : au sens païen comme au sens chrétien du terme.

C'est une illusion de croire que la technique est une chose neutre, que nous pouvons en faire un bon ou un mauvais usage. Nous croyons la tenir, elle nous tient. Nous croyons pouvoir l'infléchir vers les fins que nous lui assignons, c'est elle qui nous impose la logique de son développement. C'est la thèse de Jacques Ellul. Fatalité? Oui, mais il ne faut pas s'y résigner. Tel événement se présente-t-il à lui comme une fatalité, «l'homme, dit Ellul, doit se révolter et refuser que ce soit un destin. [...] Il suffit de se rappeler les tragédies grecques où c’est en présence de la fatalité que l'homme se dresse en disant: Non. Je veux aussi que l'humanité existe, que la liberté existe.»(Source)Guidée par l'Europe, ce qui n'est pas un hasard, l'humanité a voulu se dresser contre la fatalité d'un développement conduisant au réchauffement climatique. Elle a échoué. Suivant la logique technicienne, on demandera désormais à la géo ingénierie de trouver des remèdes techniques à un mal qu'on n'aura pas voulu prévenir. Au lieu de réduire les émissions de CO2,on donnera des transfusions de soufre à la stratosphère, dans le but de rafraîchir le climat selon la méthode des volcans.

La fatalité technicienne et la démesure qui l'accompagne sont la face visible d’un autre phénomène qui a toutes les apparences de la fatalité, la désincarnation. Nous soutenons ici, à l'instar de Jacques Ellul, que la révolte contre cette fatalité doit prendre la forme de l'incarnation, et nous ajoutons : au sens païen comme au sens chrétien du terme.

C'est l'une des leçons qu'on peut tirer des résultats décevants du Sommet de Copenhague. Pour accroître les chances de réussite, on a réduit la situation à sa dimension la plus simple: le prix à payer pour chaque tonne de CO2 émise en trop. On a limité le débat aux aspects techniques et économiques sans mettre en question la mesure du progrès par le PIB. Or, c'est cette approche réductrice qui est à l'origine de ce développement industriel dont nous commençons à mesurer le coût réel. Il va de soi qu'on échoue en utilisant, pour guérir un mal, la méthode qui a créé ce mal.

Il vaudrait mieux partir de l'hypothèse, du fait plutôt, que toutes les formes de pollution sont liées les unes aux autres, que toutes les crises (pic pétrolier, crise financière, réchauffement climatique) sont également indissociables, que le problème de la limite touche toutes les ressources, que le capital social et le capital naturel sont aussi importants que le capital financier. Quand on réduit le problème à la tonne de CO2, le doute demeure possible hélas! Et cela suffit pour rendre toute véritable coopération impossible. Personne en effet ne peut affirmer avec une absolue certitude que c'est l'activité humaine qui produit le réchauffement climatique. Quand, par contre, on considère la situation dans son ensemble, aucun doute n'est possible: un jour prochain les ressources deviendront si rares que leur prix augmentera démesurément et que, pour cette raison, il faudra changer de cap. Le progrès dont nous sommes encore partisans n'est pas soutenable. Cela est absolument certain. Quiconque prétend avoir le souci du bien-être des générations futures ne peut que s'engager dans la voie d'un autre progrès et par suite, dans celle du renouvellement du pacte avec la nature.

Un éclair de bon sens

Ce qu'au moins un Américain influent, l'amiral Hyman Rickover avait parfaitement compris. Le discours qu'il tenait en 1957 devrait faire rougir de honte tous les décideurs qui n'en n'ont pas tenu compte.

« La terre est finie. L'énergie fossile n'est pas renouvelable. Elle diffère en cela de celle de toutes les civilisations antérieures qui pouvaient conserver leurs réserves d'énergie en les cultivant avec soin. Nous ne le pouvons pas. Le pétrole qui a été brûlé a disparu à jamais. Il est même plus volatile que les métaux. Les métaux non plus ne sont pas renouvelables, mais on peut en récupérer une partie dans les déchets. Le pétrole ne laisse pas de déchet (récupérable) et il nous est impossible de reconstituer les réserves épuisées.

Compte tenu du fait que les réserves d'énergie fossile sont finies, le délai qui leur est accordé n'a d'importance que sous un angle: plus ce délai dure, plus nous avons de temps à consacrer à la découverte de façons de vivre compatibles avec des énergies renouvelables ou des énergies de remplacement ; à consacrer aussi à l'adaptation de notre économie aux vastes changement qui vont vraisemblablement résulter de cette réorientation.

Les énergies non renouvelables sont du capital en banque. Des parents prudents et responsables vont gérer ce capital avec le sens de l'économie dans l'espoir de pouvoir en transmettre la plus grande partie possible à leurs héritiers. Des parents égoïstes irresponsables vont le dilapider en menant une vie débridée, sans se soucier le moins du monde de la façon dont leurs descendants vont se tirer d'affaire. »(Source)

Rickover connaissait sans doute les travaux de King Hubbert, lequel avait prédit l'année précédente que le pétrole américain atteindrait son pic vers 1970. C'est à partir de ce moment en effet que la production commença à baisser.

Comment expliquer qu'un raisonnement si solide n'ait été suivi d'aucun effet ? Il n'y qu'une explication possible : le sentiment de puissance résultant de la forte consommation d'énergie avait éloigné les gens du réel au point qu'il étaient devenus incapables d'en reconnaître les limites. Hubbert fut considéré comme l'un de ces prophètes de malheur qu'il faut réduire au silence pour que l'euphorie perdure. Ce sentiment de puissance gonflait d'autre part le moi de ces consommateurs d'une façon telle qu'ils attribuaient à leur science, c'est-à-dire à eux-mêmes, un progrès matériel dont la cause était d'abord dans la matière, sous la forme de l'énergie, et non dans leur esprit. Ayant une telle foi en leur science, ils parvenaient à se persuader qu'elle leur permettrait un jour de tirer de la richesse du néant.

Il existe un mot pour désigner un tel éloignement par rapport au réel: désincarnation, le détournement de tous les liens sensibles avec la chair, avec la terre, vers le sentiment de puissance. Voici sur cette question un témoignage d'autant plus significatif q'il est tiré d'une conférence intitulée « L'homme et la terre » que l'on peut considérer comme l'un des textes fondateurs de l'écologie militante. Elle fut prononcée en 1913, devant les représentants de la jeunesse allemande :

Après avoir évoqué la kalokagatie (de kalos beau et agathos bon), cet idéal grec de l'union harmonieuse de la beauté intérieure et de la beauté extérieure, dont les Olympiens étaient l'incarnation, puis le salut de l'âme au Moyen Age et l'idéal artistique de l'époque de Goethe, Klages écrit: « Quelle que soit la façon dont on pouvait atteindre ces buts, nous pouvons facilement comprendre la profonde satisfaction que pouvaient éprouver ceux qui avaient le bonheur de pouvoir s'accomplir ainsi. Tandis que le marchand de progrès d'aujourd'hui est stupidement fier de ses pas en avant, parce qu'il a réussi à se convaincre qu'un accroissement du pouvoir de l'humanité entraîne un accroissement de sa valeur. Est-il seulement capable de vivre une joie profonde, de s'élever au-dessus de la satisfaction creuse que lui procure la simple possession de la puissance ? En elle-même toutefois la puissance est aveugle à toutes les valeurs, aveugle à la justice, aveugle à la vérité, aveugle enfin à toute la beauté de la vie qui a survécu à la confrontation avec le progrès. »

La désertification de l'homme

La question fondamentale est posée ici en termes parfaitement clairs: voulez-vous la puissance et la satisfaction vide qui l'accompagne ou une perfection qui, vous mettant en contact avec les valeurs et avec la beauté, vous donne aussi accès à la plénitude de la joie?

On peut dire de Ludwig Klages, l'auteur de ce diagnostic, que toute son oeuvre est consacrée à la question de l'incarnation mais dans une perspective païenne. Quelles que soient les réserves que l'on puisse avoir à l'égard de ce penseur, il a trop profondément marqué la philosophie allemande de la première moitié du XXe siècle pour qu'on puisse se permettre de l'ignorer. Max Scheler, par exemple, considérait sa pensée comme l'une des cinq grandes visions du monde de l'époque. Et l'on peut penser que son influence a été tout aussi grande sur des auteurs comme Adorno qui ont jugé plus correct de ne pas en faire état.

Dans la tradition philosophique occidentale, on a souvent opposé l'âme au corps. Klages oppose l'âme, non pas au corps, auquel elle est intimement liée, mais à l'esprit,  une faculté apparentée à ses yeux à ce que bien des philosophes contemporains appelleront la raison instrumentale. L'esprit voit le monde et même les plantes et les animaux comme des machines et les sens comme des appendices trompeurs. Nos sens nous trompent, disait Descartes, dans son effort pour trouver la méthode infaillible. À la prose de ce monde fait de forces et d'objets, Klages oppose la poésie de l'âme, laquelle s'émerveille devant l'arc-en-ciel, participe à son mystère laissant à l'esprit le soin de l'expliquer par les lois de l'optique. L'âme est le lieu des mobiles libérateurs, de l'amour, de l'abandon, de la générosité, de l'admiration, de l'inspiration. L'esprit et la volonté (de puissance) dominent ce que Klages appelle les mobiles de contrainte: la compétition, la vengeance, l'affirmation de soi. Ces mobiles renforcent le moi, tandis que les mobiles de libération le dissolvent. Les exemples tirés du monde du sport illustrent bien la différence entre ces deux orientations. Touché par la beauté d'un paysage d'hiver, on peut partir à ski sans avoir à faire le moindre effort de volonté. On part pour partir, entraîné par le désir de se fondre dans le paysage au point de ne faire qu'un avec lui. Sans le savoir, car les choses de l'âme sont inconscientes, on s'approche ainsi du moment où dans une extase cosmique le moi sera aboli. Mais on peut aussi partir à ski en vue de s'entraîner pour abattre des records, épater ses amis avec l'espoir d'épater un jour le monde entier en montant sur un podium. On est alors tourné vers l'avenir, il y a un but abstrait, chiffrable, à l'horizon et pour atteindre ce but, la volonté pliera le corps à toutes ses exigences, tandis que lorsqu'on est emporté par l'âme on se limite au présent et on s'abandonne à lui. C'est ce que Klages appelle l'éros cosmogonique qui est à l'oeuvre, alors que dans l'autre cas, c’est la volonté de puissance qui se manifeste dans une autosatisfaction du moi qui rappelle l'onanisme.

C'est l'âme qui dominait, soutient Klages, dans les temps préhistoriques. Il y aura pendant un certain temps, dans la Grèce antique par exemple, équilibre entre l'esprit et l'âme, mais à partir du début des temps modernes, préfigurés par la morale socratique et la morale chrétienne, l'esprit se livre sans retenue à son action destructrice de la vie. La montée du formalisme, dans les sciences comme dans la vie quotidienne, est selon Klages l'un des signes à quoi l'on peut reconnaître le triomphe de l'esprit. La bourse est une bonne illustration du formalisme «Et si à l’aspect de l’agitation criarde d’une bourse, nous avions tout à coup l’idée comique que cet acharnement fiévreux a lieu pour des chiffres, et rien que des chiffres, nous pourrions bien aussitôt être pris d’un sentiment d’horreur à la pensée que ces batailles engagées pour des chiffres peuvent décider en un clin d’œil du sort de millions d’hommes. Ces chiffres signifient quelque chose (terre, pétrole, chemins de fer, ouvriers, etc.) ; mais ce sont eux-mêmes qui vivent d’une vie souveraine, dans le cerveau des lutteurs et non leur valeur significative : le signe domine le signifié, et la pensée par signes purs remplace la pensée par unités significatives, et même la pensée par concepts. C’est en cela que consiste l’essence même du formalisme.» 1
 

Dans la crise financière que l'humanité vient de traverser, le formalisme des opérations boursières, déjà manifeste il y a un siècle, a atteint des proportions effarantes, des proportions telles que seulement quelques grands mathématiciens, en désaccord les uns avec les autres, pouvaient comprendre les calculs servant de fondement aux opérations. Est-il besoin d'ajouter que pour les opérateurs, les habitants des maisons sur lesquelles on spéculait et qu'on allait devoir saisir, étaient de pures abstractions: ce n'était pas des êtres vivants, incarnés, pouvant souffrir d'un déracinement.

On voit ainsi que c'est un même formalisme, synonyme de désincarnation, qui est à l'origine de toutes les crises. Dans cet air raréfié, les choses n'ont ni poids, ni mesure, ce qui nous rappelle que la désincarnation et la démesure sont l'envers et l'endroit d'une même chose. Plus nous sommes loin des choses et des êtres, moins nous en percevons les limites. Celui qui va puiser son eau et qui observe tous les jours les effets de la sécheresse sur cette ressource vitale acquiert ainsi le sens de la limite des choses de la nature, tandis que celui qui reçoit par son robinet une eau provenant d'une source lointaine et inépuisable en vient fatalement à penser qu'il n'existe pas de limite dans la nature.

Le formalisme c'est littéralement la désertification de l'homme. D'où chez Klages, le plus sombre pessimisme: « À l'humanité préhistorique dominée par l'âme, succéda l'humanité historique dominée par l'esprit. Mais à celle-ci, succédera l'humanité post historique de la larve animée par un simulacre de vie: nous assistons à son éclosion. Or, même si autour de nous, nous empoisonnons, brûlons et atomisons la vie: du cadavre de la mère assassinée s'élèvera implacablement la ''vengeance des Érinyes''».2

Notre premier mouvement est de discréditer ce pessimisme en l'associant à un prophétisme périmé. Peut-être est-ce le bon mouvement, mais avant de nous y abandonner, prenons acte du fait que Klages exprime sans ménagement une angoisse beaucoup plus répandue qu'on ne le croit. On retrouve par exemple le même ton et presque les mêmes accents dans le dernier livre de James Lovelock. «C'est à contre coeur que je joue le rôle de Cassandre et dans le passé je n'ai pas caché mon scepticisme à l'égard des histoires d'horreur, mais cette fois nous devons prendre au sérieux la possibilité que le réchauffement global peut presque éliminer les hommes de la terre.»

Il arrivait aussi à Klages de tempérer son pessimisme, en évoquant le souvenir des romantiques par exemple: «C'est il y a cent ans à peine qu'une chose vraiment nouvelle jaillit du coeur des hommes comme des profondeurs de sources mysérieuses: nous faisons allusion à ces inoubliables rêveurs, ces sages et ces poètes enfants, que nous sommes convenus d'appeler les romantiques. Leurs attentes étaient illusoires, leur orage s'est affaibli, leur sagesse a été enterrée, l'eau s'est retirée et le désert s'accroît. Nous sommes néamoins, comme les romantiques, disposés à croire aux miracles, et nous considérons bien volontiers comme possible qu'une génération à venir puisse voir la naissance d'un monde nouveau.»

Les deux pôles de l'incarnation

«L'esprit, affirme Klages a désanimé le corps en Occident, il a désomatisé l'âme en Orient.» Cette pensée de Klages, si elle prête aujourd'hui à controverse, nous permet d'embrasser d'un même regard les deux pôles de l'incarnation et les deux excès à éviter. Désanimé, séparé de l'âme, le corps devient cet instrument, cette machine que la volonté contrôle de l'extérieur. C'est bien ce type de rapport avec le corps qui domine en Occident. Il est bien illustré par les batteurs de records dans les sports. Désomatisée, l’âme est unie au corps, mais à un corps qu'on laisse se débiliter pour qu'il ne soit pas un poids; elle perd ses racines dans la terre, le corps cesse d'être pour elle un instrument, mais il cesse aussi d'être un signe. Victor Hugo a bien illustré l'unité qui est à la fois animation du corps et somatisation de l'âme :
[...]
Déesse, vous avez des dieux la transparence [...]
Vous rayonnez sous la beauté, c'est votre voile,
Vous êtes un marbre habité d'une étoile.(V.Hugo, Toute la lyre)

L'incarnation c'est l'union d'une réalité intangible avec une réalité tangible, au moyen d'un lien polaire,, semblable au lien de l'oiseau avec son aire de nidification: l'inspiration et le matériau dans l'art, la forme et le tissu végétal dans les plantes, l'âme et le corps dans l'être humain, l'humanité et Gaia. C'est l'auteur de la théorie Gaia lui-même, James Lovelock, qui nous invite à faire cette analogie audacieuse:

«Ne sommes-nous pas les sens et le système nerveux de Gaïa? Elle a vu pour la première fois son vrai visage à travers nos yeux et elle est devenue consciente d'elle-même dans et par nos esprits. Elle est notre premier lieu d'appartenance. La terre est plus qu'une simple maison, elle est un système vivant dont nous faisons partie.»( Source)Elle est le corps de l'humanité.

L'incarnation est à peine ébauchée dans certains cas, dans d'autres elle est accomplie. L'accomplissement consiste pour la réalité intangible à pénétrer la réalité tangible jusque dans ses moindres replis, à rayonner ainsi à travers elle, mais sans lui faire violence, en sollicitant plutôt son consentement. On reconnaît un chef d'oeuvre en sculpture à ce que le marbre ou la pierre ont la fluidité de l'eau, on reconnaît la personne dont l'incarnation est achevée à la grâce de ses mouvements et au fait que la moindre parcelle de son visage, le plus imperceptible de ses gestes vibrent au rythme de l'ensemble de son être. Rien en elle ne semble échapper à la présence de l'âme, aucune ride, aucun signe de la main, aucun regard. D'un tel être on dit aussi qu'il a beaucoup d'identité, l'identité se mesurant au degré de pénétration de l'âme dans un être. La personne dont on dit qu'elle est bien en chair, n'est pas pour autant incarnée. La chair en effet peut être lourde au point de peser sur l'âme sans en être habitée. L'incarnation n'est pas un enlisement, elle est un rayonnement, ce que l'amour a révélé au poète:

Sentir l'être sacré frémir dans l'être cher
Apercevoir un astre à travers une chair [...]
Compléter ce qu'on voit avec ce qu'on devine. (V.Hugo, Toute la lyre.)

Si dans l'incarnation l'âme rayonne à travers le corps, l'inspiration du sculpteur à travers le marbre, si la réalité intangible illumine la réalité tangible à laquelle elle est unie, la réciproque est aussi vraie. L'esprit gagne au contact de la chair une chaleur, une présence, une poésie, une fragilité – là d'ailleurs se trouve l'essence de la poésie – dont il est dépourvu quand il en est séparé. Le nombre d'or est déjà beau certes dans sa pureté abstraite, il l'est encore quand il prend la forme d'une courbe logarithmique, mais il ne nous touche vraiment qu'à travers une oeuvre d'art ou un coquillage ou une plante où il est présent. L'incarnation est le lieu et le vœu de l'amour. Elle est l'élévation de l'universel au particulier ou, selon les mots de Hugo: « la réduction de l'univers à un seul être et la dilatation de cet être jusqu'à Dieu ». Sans elle, nous ne pourrions jamais aimer assez la nature pour imposer à nos désirs les limites qui les rendront compatibles avec les propres limites de Gaia.

L'importance que les gens attachent à l'incarnation est bien illustrée par des expressions à la mode comme être bien dans sa peau, ou dans son corps. Mais peut-être met-on trop l'accent dans ce cas sur l'aspect hédoniste de l'unité oubliant que l'unité existe et importe aussi dans la souffrance.

Le Dieu incarné

Klages aurait normalement dû être touché par le Christ, ce non conformiste qui était aussi un non formaliste. Nous associons ici le mystère chrétien de l'Incarnation à l'union de l'âme et du corps dans l'homme, comme Bossuet, entre autres représentants de la tradition, nous invite à le faire. «L'Incarnation dit-il n'est autre chose que deux natures unies en la  même personne humaine [...]Nous sommes l'image de l'Incarnation: notre âme, d'une nature spirituelle, a un corps corruptible qui lui est uni, et de l'union de l'un et de l'autre résulte un tout, qui est l'homme, esprit et corps tout ensemble.»4

Ce Dieu incarné et sa religion furent plutôt dans l'oeuvre de Klages des boucs émissaires tout comme le judaïsme dont ils étaient issus. Ce n'est pas le moment de faire l'analyse de ces regrettables excès chez un homme dont le jugement a été souvent si pénétrant et les sentiments si généreux. L'admirateur du Dieu incarné, qu'il adhère ou non à la religion chrétienne, doit tout de même prendre acte du fait que c'est à l'intérieur de la chrétienté que le formalisme s'est développé. Dans un remarquable article sur ce sujet,  Daniel Cérézuelle a présenté  le point de vue de Bernard Charbonneau, Jacques Ellul et Ivan Illich, trois penseurs contemporains qui ont diagnostiqué une désincarnation ayant pris forme à l'intérieur de la chrétienté mais en la considérant comme une trahison à l'égard du Christ. C'est seulement, concluent-ils tous les trois, en prenant exemple sur le Dieu incarné que l'on pourra remonter la pente.

On peut lire l'article de Daniel Cérézuelle, intitulé « La technique et la chair » dans l'Encyclopédie de l'Agora. Nous ne retiendrons ici que trois passages illustrant la pensée de chacun des auteurs.

Bernard Charbonneau

«Évoquant le danger nucléaire, Bernard Charbonneau écrit : "La fin de la terre des hommes serait la conclusion d’une désincarnation progressive ; la passion de connaître pour connaître et celle de dominer pour dominer se seraient conjuguées avec le recul progressif de l’esprit devant le monde. La force fuyant l’esprit, l’esprit fuyant la force, plus vertigineusement que peuvent se fuir les nébuleuses.''»

Bernard Charbonneau donne ici au mot esprit le sens qu'il a dans la tradition chrétienne où il est associé à la vie. Quant à l'opposition que Klages aperçoit entre l'âme et l'esprit, il la situe entre la force et l'esprit, ce qu'avait fait Simone Weil avant lui.

Ivan Illich

«Au fond, ce qu’Illich reproche au technicisme occidental c’est d’avoir trahi le mystère de l’Incarnation et de la nécessaire proportionnalité – on pourrait dire aussi de l’union, au sens conjugal, ou encore du bon accord – entre le verbe et la chair, proportionnalité qui, selon lui, doit orienter la vie humaine et dans toutes ses dimensions. Dans cette perspective il est important pour Illich que le corps propre et son expérience sensible du réel soit le principal médiateur de notre rapport à la réalité. L’homme est chair et c’est en tant que chair que nous le rencontrons. Or précisément la technicisation de l’existence a pour contrepartie la rupture de cette union entre l’esprit (le verbe) et la chair, union qui selon lui est pourtant constitutive de notre humanité. Illich voit même dans la vocation techniciste de l’Occident le fruit du rejet de ce moi de chair qu’il a hérité de la Bible. La modernité progresse en procédant à une désincarnation croissante de l’existence et c’est pour cela qu’il en résulte une dépersonnalisation croissante de la vie et une perte croissante de maîtrise sur notre vie quotidienne, et donc de liberté.»

Illich avait lu Klages. Quelle importance avait-il attachée à cette lecture? On note en particulier à propos de la désincarnation croissante, une convergence étonnante entre sa pensée et celle de Klages et sur d'autres points, la notion de personne par exemple, une complète opposition. Au lieu d'associer dépersonnalisation et désincarnation, Klages dirait plutôt que l'importance accordée à la personne est l'une des causes de la désincarnation.

Jacques Ellul

«Si donc l’on prend l’incarnation au sérieux il découle que nos actes, tous nos actes et dans tous leurs effets, doivent incarner nos valeurs. Cette exigence n’est pas du tout originale, mais l’originalité d’Ellul consiste à la prendre au sérieux dans toute sa radicalité pour en faire le critère d’une évaluation sans concession de la dépersonnalisation de la vie quotidienne moderne, ce qui le conduit à sa critique de l’État et de la technique modernes. Il montre alors comment l’appareillage technique et institutionnel de la société moderne tend à s’autonomiser, ce qui est contradictoire avec exigence d’unité personnelle de la fin et des moyens qui découle de l’incarnation. De ce refus de dissocier fins et moyens Ellul souligne "la conséquence que les chrétiens doivent mettre en pratique, c’est qu’actuellement il s’agit d’être et non pas d’agir". Ellul insiste en effet à plusieurs reprises sur la primauté de la vie par rapport à l’action: "Dans une civilisation qui ne sait plus ce que c’est que la vie, tout ce que peut faire d’utile un chrétien, c’est précisément de vivre, et la vie comprise dans la foi a une puissance explosive extraordinaire ; nous ne le savons plus parce que nous ne croyons plus qu’à l’efficience, et que la vie n’est pas efficiente. Elle peut – et elle seule – provoquer l’éclatement du monde moderne en faisant apparaître aux yeux de tous l’inefficacité des techniques. "Il s’agit donc de retrouver tout ce que signifie la plénitude de la vie personnelle pour un homme planté sur ses pieds, au milieu du monde…" . C’est donc de cet accent mis sur l’incarnation dans le Christ comme dans la vie de l’homme que découle pour Ellul la nécessité de soumettre les techniques et les institutions à un jugement qui leur assigne une place dans la vie de l’homme ainsi que des limites.»

Ce sont, pour utiliser les mots de Chesterton, des vertus chrétiennes devenues folles qui sont à l'origine de la désincarnation. Il faut redonner à ces vertus leur sagesse originelle, à la prudence d'abord, la première des vertus cardinales. Les situations réelles sont complexes, du moins pour celui qui s'y trouve engagé corps et âme. La prudence est le don de voir clair dans cette complexité et de rester orienté. La science moderne a tout simplifié mais dans l'abstrait. La croissance illimitée a semblé possible toujours dans l'abstrait. La prudence est devenue folle. C'est cette prudence folle qui a organisé le développement autour de l'automobile et d'une manière générale autour de l'énergie fossile bon marché. La prudence retrouvera sa sagesse quand, ayant retrouvé la complexité du vivant, loin de l'abstraction, elle redécouvrira que dans ce monde la limite est la règle.

Le chrétien a ainsi le bonheur de pouvoir faire par amour pour son Dieu en même temps que par amour de la Terre, ce que les autres ne peuvent faire que pour cette seconde raison. Mais l'incarnation est la voie à suivre pour tous. La chose est si évidente que pour tous les chrétiens et tous ceux qui sont nés en terre chrétienne, il devrait être tout naturel de voir dans l'Incarnation le centre de l'histoire. Elle est ce vers quoi nous devons revenir. Elle est aussi ce que la tradition juive a préparé et ce que la tradition grecque a désiré. Quand on considère la culture grecque ancienne dans son ensemble, on ne peut qu'être frappé par le fait qu'elle est traversée par un désir jamais pleinement satisfait d'incarnation du divin dans la matière et dans la pâte humaine: incarnation de l'idée de justice, dans l'âme et dans la cité, incarnation de la beauté dans le marbre des statues, dans la pierre des temples, dans la poésie. Si bien qu'en lisant dans la République de Platon l'histoire du Juste, celui qui reste juste même si sa réputation d'être injuste lui vaut les pires châtiment, (on lui brûlera les yeux, il sera empalé), on ne peut qu'y voir une préfiguration du Christ lequel apparaît ainsi comme l'accomplissement du désir grec d'Incarnation. Et Incarnatus est, et verbum caro factum est. Voici le centre de l'histoire pour le chrétien. De quelque côté qu'il regarde, avant et après le Christ, il ne peut que remarquer le partage de l'humanité entre une tendance vers l'unité dont l'Incarnation est l'accomplissement, et une tendance vers le dualisme, la séparation: le dualisme perse avant le Christ, les dualismes manichéens et cartésiens après.

Hélas ! Au moment même où la désincarnation commençait à le gangrener de l'intérieur le christianisme a contribué à la destruction de cultures qui avaient réussi d'étonnantes incarnations. Pour toutes ces cultures le centre de l'histoire ne peut être que dans leur histoire perdue. Peut-être est de ce côté qu'il faut chercher la signification profonde de l'œuvre si dangereusement païenne de Klages. Cette âme qu'il oppose à l'esprit et à la raison, correspond mieux que cet esprit et cette raison à l'expérience spirituelle commune à toutes les sociétés traditionnelles. Ce que bien des penseurs africains ont compris. Klages appartenaient à la même famille d'esprit que l'anthropologue Frobenius, lequel a créé le premier pont entre les civilisés d'Occident et ceux qui en étaient encore à la mentalité prélogique, selon nos sociologues. C'est à la lecture des écrits de Frobenius sur la civilisation africaine que Senghor a eu l'idée de la civilisation de l'universel, laquelle redonne la prééminence à l'âme par rapport à l'esprit. Il est bien difficile d'imaginer pour les chrétiens un retour à l'incarnation où ils ne tiendraient pas compte de l'intuition de Senghor. Ces considérations prennent tout leur sens quand on note que ce sont les pays de cette civilisation africaine chère à Frobenius qui sont le plus menacés par les excès de l'homme rationnel.

1-LUDWIG KLAGES, Les principes de la caractérologie, Paris, Delachaux et Niestlé, 1950, p. 83.

2-Ludwig Klages, De l'Éros cosmogonique. Traduction de Ludwig Lehnen, L'Harmattan, Paris 2008, p.92.

3-James Lovelock, The Vanishing Face of Gaia, Allen Lane, Londres, 2009, p 4.

 4-Bossuet, Histoire, II, 6.

 

 

 

Infolettre

Pour demeurer au courant des nouveautés du site, abonnez-vous à notre infolettre.
 
Nouvelles

1 Français sur 10 est seul et 1 sur 4 risque de le devenir

Selon une étude de la Fondation de France, rendue publique le 1er juillet 2010, l’isolement touche une part importante de la population française, et cela dès l’âge de 40 ans. Face à ce constat,...

Les grandes places publiques du monde

New-York, 22 décembre 2008. Un groupe new-yorkais oeuvrant dans le cadre du Project for Public Spaces (PPS) vient de dresser une liste dessoixante(60) places ayant la faveur du...

 

Le blogue de
Jacques Dufresne

L'éditeur de L'Encyclopédie de L'Agora analyse l'actualité à travers le thème de l'appartenance.
Entrées récentes
Vivre ou fonctionner?
Une alternative au sport moderne: le sport durable
La résilience d'Haïti